LES SENS


I. CRITÈRES DE DISTINCTION ENTRE LES SENS
 
 

 Grice (1962, 1989) 4 critères possibles pour distinguer entre les sens

(1) propriétés perçues: par rapport aux types de choses qui en constituent l'objet (couleurs et formes pour la vue, odeurs pour l'odorat, etc.)

(2) phénoménologie: caractéristiques phénoménales des expériences impliquées dans la perception (voir un objet est une expérience différente de celle de l'entendre ou de le toucher)

(3) stimuli: par rapport aux différences entre les types de stimulations physiques (le contact pour le toucher, ondes sonores pour l'ouïe, lumière pour la vue)

(4) organes sensoriels: en fonction du type d'organe sensoriel et de la façon dont celui ci se rattache au cerveau

Roxbee Cox (1970): affinement du crière (1) de Grice

(1') propriété-clé: propriété qui n'est directement accessible que par un seul sens.

Nelkin (1990)

(5) croyances: différences des croyances selon les modalités sensorielles qui interviennent dans leur formation. Les croyances sur la distance et la position des objets par rapport à l'observateur peuvent prendre des formes différentes selon qu'elles sont engendrées par la vue où par l'ouïe. Nous pouvons déterminer de façon auditive la distance et la position d'objets inaccessibles à la vue (téléphones qui sonnent dans des pièces voisines, par exemples)

Problèmes posés par ces critères:

critère (1): propriétés perçues

- Existence des sensibles communs perceptibles par plusieurs sens.

critère (1'): propriété-clé

- L'existence d'une propriété-clé n'explique pas pourquoi nous opérons une distinction entre voir une forme et la sentir au toucher

- si à chaque propriété-clé on fait correspondre une modalité sensorielle différente on risque une multiplication démesurée des sens: par exemple plusieurs sens du toucher, un pour les propriétés thermiques, un autre pour les propriétés comme la rugosité.

critère (2): - phénoménologie

- difficulté de donner une définition non circulaire des qualia propres à chaque sens

- danger d'anthropocentrisme: nous voudrions pouvoir dire d'espèces différentes qu'elles voient (entendent, etc.) sans que cela nous oblige à supposer qu'elles ont les mêmes qualia visuels (auditifs, etc.) que nous.

- certaines différences qualitatives ne donnent pas lieu à la distinction de plusieurs sens: les sensations thermiques semblent assez différentes des sensations de pression, mais nous ne distinguons pas deux sens du toucher.

critère (3): stimuli.

- ne permet pas de distinguer entre perception visuelle et perception thermique, dans les deux cas, on a affaire à des radiations électromagnétiques.

critère (4): organes.

- Étant donné la grande diversité anatomique et physiologique des organes sensoriels à travers les différentes espèces animales (sans compter que nous pouvons vouloir préserver la possibilité que des créatures extraterrestres voient, entendent, etc. alors que leur physiologie et anatomie n'auraient rien de commun avec celles des créatures terrestres), il faut préciser selon quel critère on décide que deux organes sensoriels appartiennent au même type alors même qu'ils peuvent présenter des différences considérables (ex. úil humain et úil composé de l'abeille)

critère (5): croyances.

- Critère trop fort: on ne peut pas conclure du fait que l'on a des croyances spécifiquement différentes que nous avons deux sens différents. Deux croyances visuelles peuvent être spécifiquement différentes, au sens où l'une concerne la forme et l'autre la distance des objets, mais il ne s'ensuit pas que nous ayons une vue-pour-la-forme et une vue-pour-la-distance.

Conclusion: critère unique insuffisant pour une classification adéquate, mais possibilité d'utiliser conjointement deux critères.

Couples de critères
 
 

Expérience de pensée de Nelkin en faveur du couple organe/croyance plutôt qu'organe/sensation

Les Martiens:

- oreilles fonctionnant parfaitement

- forment, grâce à leurs oreilles, toutes les croyances que nous jugeons spécifiques à la possession de l'ouïe

- sensations non auditives (un bruit très fort leur fait l'effet d'un éclair de lumière, etc.)

Les Vénusiens:

- oreilles fonctionnant parfaitement

- ont sensations semblables aux nôtres: un ré # leur fait l'effet d'un ré #, etc.

- incapables de former des jugements appropriés en présence de sons dans leur environnement

Selon Nelkin, nous dirions probablement que les Martiens sont capables d'entendre mais non les Vénusiens et dans ce cas nous conclurions que les sensations ne sont pas essentielles à l'ouïe, mais qu'en revanche la possibilité d'engendrer des croyances d'une façon appropriée est essentielle à l'audition

- les sensations sonores permettent de fixer la référence à la faculté auditive mais elles ne contribuent pas à sa définition.
 
 

Rôle des croyances dans la distinction entre les sens.

En quoi des croyances engendrées par des sens différents se distinguent-elles?

- par la façon dont elles sont justifiées relativement à leur contenu spatial

- par la façon dont elles sont justifiées relativement aux propriétés des objets représentées

(filiation épistémique -> lien avec organe sensoriel)

Le contenu spatial

(Jean Nogue, 1937)

odorat: la notion clé est celle de source occupant une certaine position au sein d'une région extérieure à celle de l'organisme.

Caractéristique du contenu spatial de l'odorat: nous pouvons inférer la position et la distance de la source en nous déplaçant. L'intensité croissante est un indicateur de la proximité de la source. Ppris isolément, les contenus de l'odorat ne nous renseignent pas sur la position ou sur la distance de la source; c'est la comparaison de plusieurs contenus qui nous permet d'inférer ces propriétés.

ouïe: dans le cas normal, les croyances auditives présentent un ensemble d'objets simultanés, elles localisent un objet comme étant en une certaine position relativement à l'auditeur. La notion de piste n'entre plus en jeu. L'oreille nous rend accessibles des objets et des événements qui sont hors de vue.

vue: les croyances visuelles présentent un ensemble d'objets simultanés, elles localisent un objet comme étant en une certaine position relativement à l'observateur; la détermination de la position de l'objet est beaucoup plus précise que dans le cas de l'ouïe.

toucher: à la différence de la vue, l'ouïe et l'odorat ne nous permet pas d'obtenir des informations sur des objets distants, mais permet d'obtenir des informations sur des objets inaccessibles à la vue

Le contenu qualitatif

ouïe: les sons nous permettent de former des croyances sur la matière dont un objet est composé et plus généralement sur sa structure interne.

vue: les couleurs sont des sources d'informations sur la structure superficielle des objets

odorat: les odeurs nous informent ordinairement sur la matière composante

Le système de substitution visuo-tactile (Bach-y-Rita, 1972)

Le dispositif:

- une caméra vidéo, avec zoom, que le sujet peut manipuler à sa guise.

- une matrice de 400 vibrateurs placée sur la peau du sujet, généralement dans le dos ou sur líabdomen

- un mécanisme de transduction, qui convertit líimage produite par la caméra en une représentation cutanée isomorphe sous forme díune configuration de vibrations produite par la matrice de vibrateurs.

Similitudes entre information visuelle ordinaire et information transmise par SSVT

(a) Une image est formée par une lentille sur une surface bi-dimensionnelle.

(b) La surface contient des éléments discrets (vibrateurs; bâtonnets et cônes) qui réagissent à líentrée.

(c) Les surfaces contiennent des cellules nerveuses, qui sont connectées aux régions de la surface ("champs récepteurs") et qui envoient des signaux électriques au cerveau.

(d) Le système de formation de líimage (úil; caméra de télévision) peut être déplacé à volonté, soumettant líimage à des transformations.

(e) Plus généralement, dans les deux systèmes la source de stimulation níest pas nécessairement en contact avec le corps; autrement dit, elle peut être sentie, même si elle ne peut pas nécessairement être touchée.

(f) En conséquence de (e) la perception peut être interrompue par líinterposition díobjets entre le spectateur et líobjet vu.

mais:

- une différence quantitative: il y a beaucoup moins de récepteurs dans le SSVT que dans líúil et beaucoup moins de fibres nerveuses allant de la zone de la peau qui se trouve sous la matrice de vibrateurs quíil níy a de fibres nerveuses dans le nerf optique. (Mais ces types de différences quantitatives se rencontrent aussi entre les différentes espèces animales.)

- différence qualitative: le SSVT ne permet pas de voir les couleurs
 
 
 
 
 
 
 
 

Que se passe-t-il lorsque des aveugles sont équipés du SSVT ?
 
 

- Ils deviennent très rapidement ó au terme de 5 à 15 heures de pratique en moyenne ó capables de distinguer des objets et de décrire leur arrangement spatial, díévaluer correctement la taille, la distance, la rotation, líorientation et autres phénomènes tri-dimensionnels qui sont présentés.

- Ils réagissent par un comportement de défense à líapproche soudaine díun objet dans le champ de la caméra.

- Ils répondent aux illusions visuelles qui ont été testées (par exemple, líeffet de cascade) de la même façon que les voyants.

- Au bout de quelques heures de pratique, les stimuli perçus sont localisés par le sujet dans le monde extérieur, en face de lui, et non au contact de la peau, autrement dit, ils sont perçus comme distaux. Les sensations proprement cutanées sont ignorées sauf en cas de gêne.

- Dans les premiers temps, líévaluation de la distance et de la profondeur fait intervenir líutilisation consciente de certains indices tels que la familiarité avec les objets ou líinterposition. Avec la pratique, ces jugements deviennent plus ou moins automatiques.

- grande importance du mouvement et notamment du mouvement contrôlé par le sujet, à la fois dans la reconnaissance des formes et dans la localisation externe des stimuli.
 
 

Question: líexpérience rendue possible par le SSVT peut être considérée comme visuelle?
 
 

II. LE PROBLÈME DES SENSIBLES COMMUNS

Distinction aristotélicienne: sensibles propres/ sensibles communs

Sensibles communs: les qualités des objets perceptibles par plusieurs sens (mouvement, repos, forme, taille, nombre, localisation spatiale, ...)

Sensibles propres: les qualités des objets qui ne peuvent être appréhendées que par un seul sens (couleur, son, saveur)

Y a-t-il vraiment des sensibles communs?

Problème de Molyneux:

"Supposez un homme aveugle de naissance et maintenant adulte, accoutumé à distinguer par le toucher un cube d'une sphère faits d'un même métal et à peu près de la même grosseur, au point de pouvoir dire , au contact de l'un et de l'autre, lequel est le cube et lequel la sphère. Supposez maintenant que le cube et la sphère étant placés sur une table, la vue soit rendue à notre homme: on demande s'il pourrait par la vue seule, sans l'aide du toucher, distinguer entre les deux et dire lequel est le cube, lequel est la sphère." (Locke, Essai sur l'entendement humain, II, ix, § 8)

Deux difficultés liée à la formulation du problème:

- Le problème de la troisième dimension. On peut penser que l'appréciation de la profondeur demande un apprentissage. Reformulation de la question: distinguer carré/cercle (Diderot)

- Le problème de l'intégrité du système visuel: un aveugle venant de recouvrer la vue, ne distinguerait pas un cercle d'un carré parce qu'il n'aurait pas une vision normale.

On sait aujourd'hui que des stimulations lumineuses sont nécessaires à la maturation du système visuel et au développement normal des structures qui traitent l'information visuelle. L'absence totale de stimulation corticale entraîne une forme de cécité corticale.

Le problème de Molyneux ne doit pas être considéré comme une question d'ordre empirique, mais comme une question théorique.

Deux sous-questions:

Q1 Les diverses modalités sensorielles portent-elles intrinsèquement une information commune (en particulier spatiale)?

Q2 Le sujet peut-il s'en former une représentation unique et cohérente et si oui, par quel moyen?
 
 

Question de la spécificité des modalités (modality specificity)

Distinguer différentes thèses de spécificité des modalités:

(SM1) Propriétés éprouvées:

Les propriétés des objets dont nous faisons l'expérience dans les différentes modalités sensorielles et auxquelles renvoient les jugements immédiatement fondés sur les données fournies par chacune de ces modalités sont elles-mêmes spécifiques d'une modalité au sens où elles sont déterminées par les caractéristiques subjectives spécifiques des sensations propres à cette modalité. Autrement dit, la différence des sensations implique une différence des contenus représentationnels. Ainsi, par exemple, la forme telle que nous en avons l'éprouvons par le toucher et la forme telle que nous l'éprouvons par la vue sont donc des propriétés distinctes. (Berkeley)

(SM2) Codage:

A chaque modalité correspond un mode spécifique de codage de l'information qui détermine les relations de similitude et de différence entre perceptions particulières.

(SM2) est compatible avec la négation de (SM1)

(SM3) Types de propriétés spatiales:

Les modalités diffèrent relativement aux types de propriétés spatiales et physiques sur lesquelles elles nous informent. Par exemple, l'ouïe ne nous informe pas sur la forme des objets. Question plus controversée: quelles sont les propriétés spatiales sur lesquelles le toucher nous informe? Quelles sont les propriétés physiques et matérielles sur lesquelles la vue nous informe?

(SM3) compatible avec la négation de (SM1) ou (SM2)

(SM4) Propriétés diagnostiques exploitées pour reconnaissance et identification:

Les modalités différent quant aux propriétés exploitées pour la reconnaissance et l'identification d'objets particuliers ou de types d'objet. Par exemple, la reconnaissance tactile des chats exploitent propriétés de texture, de température, de distribution des masses, tandis que la reconnaissance visuelle exploite propriétés de la structure des surfaces.

(SM4) compatible avec négation de (SM1)-(SM3).
 
 

(SM5) Processus:

Les processus que sous-tendent la perception spatiale dans les différentes modalités sont distincts. Par exemple, informations exploitées par diverses computations, algorithmes utilisés à diverses étapes, nature séquentielle ou parallèle du traitement, etc.

(SM5) compatible avec négation de (SM1)-(SM4).

(SM6) Véhicules:

Les véhicules de représentation spatiale différent selon les modalités (//image/phrase ou //phrase dans une langue/phrase dans une autre). Par exemple, on soutient souvent que le véhicule de la perception haptique des formes suppose un ordre séquentiel des unités de représentation, à la différence de la perception visuelle des formes.

(SM6) peut être associée à (SM2) (_ce de véhicule -> _ce de contenu), mais peut aussi être jugé compatible avec la négation de (SM1)- (SM5).

(SM7) Phénoménologie: il existe des différences phénoménologiques entre modalités relativement à la manière dont les propriétés spatiales et physiques sont éprouvés. Ces différences phénoménologiques sont distinctes des différences évoquées précédemment et sont irréductibles à celles-ci.

(SM7) en principe compatible avec négation de (SM1)-(SM6).

 

Retour au problème de Molyneux:

Q1 Les diverses modalités sensorielles portent-elles intrinsèquement une information commune (en particulier spatiale)?

Q2 Le sujet peut-il s'en former une représentation unique et cohérente et si oui, par quel moyen?

La spécificité modale au sens (SM1) implique une réponse négative à Q1 et par conséquent à Q2

Les autres formes de spécificité modale sont compatibles avec une réponse positive à Q1 dans la mesure où elles ne sont pas considérées comme liées à (SM1).

Même si on refuse (SM1), la réponse à Q2 peut être positive ou négative selon que l'on considère que les informations spatiales portées par les différentes modalités sont ou non directement commensurables.

(SM3), (SM4), (SM5), (SM7) n'impliquent pas seules une incommensurabilité de ces informations. Ces formes de spécificité modale sont en elles-mêmes compatibles avec l'idée que les informations spatiales communes portées par les différentes modalités font intervenir des représentations spatiales amodales.

On peut sur la base de (SM2) ou (SM6) soutenir que les représentations issues des différentes modalités quoique porteuses d'informations spatiales communes sont modales du fait de différences de mode de codage ou de véhicule.

Se pose alors la question de la comparaison de ces informations

3 possibilités (qui ne sont pas incompatibles entre elles)

- transfert intermodal: les modalités sensorielles échangent directement des informations/ Il y a transcription des éléments perçus par un système en un nouveau code lisible par un second système. Par exemple, l'information spatiale tactile peut être transférée à une situation dans laquelle seule une information visuelle du même objet est disponible.

- intégration multimodale: les informations spatiales issues de différentes modalités sensorielles sont intégrées dans des représentations multimodales qui coordonnent ces informations.

- représentations amodales: les informations spatiales issues des différentes modalités sont retranscrites dans un format amodal unique qui permet leur comparaison.

Ces relations entre informations issues des différentes modalités sont-elles innées ou acquises?

- innées -> réponse positive à Q2?

- acquises -> réponse négative à Q2

L'état actuel du débat inné/acquis: la réponse à la question des relations entre modalités sensorielles doit être nuancée en fonction des modalités et des propriétés considérées:

- certaines relations sont probablement innées:

par exemple, transfert de la forme visuelle à la forme tactile (mais non l'inverse) chez les bébés de 2 mois

- certaines relations reposent sur des bases génétiques qui auraient besoin d'expérience pour être validées:

par exemple, localisation visuelle et localisation auditive

- certaines relations semblent dépendantes de l'expérience

Même dans le cas de relations précablées, des mécanismes d'apprentissage et de recalibration doivent intervenir pour un réglage fin et une recalibration , nécessaire par exemple dans les situations naturelles lorsque les phénomènes de croissance modifient de façon différentes des parties du corps qui sont utilisées par différents systèmes sensoriels.

Rôle important de l'expérience motrice dans la mise en correspondance des modalités sensorielles et le réalignement des informations sensorielles.

débat lié au débat inné/acquis: approche intégrative/ approche différentiative

approche intégrative: les sens fonctionnent séparément à la naissance et les liaisons entre eux se développent avec l'expérience

approche différentiatrice: les sens sont unis à la naissance (système supramodal primitif) et se différencient par la suite.