CATÉGORIES ET CONCEPTS





PLAN

• L'approche classique

• Critique de l'approche classique

• La théorie des prototypes de Rosch

• Dimensions verticales et horizontales

• Insuffisances de la théorie des prototypes

• La "domaine-spécificité" de l'organisation conceptuelle

• Les modèles cognitifs idéalisés de Lakoff
 
 

1. L'approche classique

Nous faisons tous usage de concepts. Nous considérons rarement des événements ou des choses comme uniques. Nous traitons souvent événements et choses comme appartenant à une catégorie particulière. Dans ce cas, on dit que l'objet en question tombe sous le concept de la catégorie. En général quand nous groupons des objets dans une même catégorie c'est parce que nous considérons qu'ils ont quelque chose en commun, qu'ils partagent des attributs même s'ils ne sont pas parfaitement identiques les uns aux autres.

Dans les années 50, un certain nombre de psychologues se sont intéressés aux relations existant entre les attributs et les concepts et ont mis au point des méthodes expérimentales pour étudier la manière dont les gens forment des concepts sur la base des attributs des objets.

Bruner, Goodnow & Austin, A Study of Concepts, 1956.

Les attributs peuvent définir les concepts de différentes manières. Le cas le plus simple est celui où un concept est défini par une conjonction d'attributs. Par exemple les carrés sont des figures qui ont quatre côtés égaux et quatre angles droits. Mais la définition d'un concept peut aussi être plus complexe. Par exemple, un concept peut-être défini par une disjonction. Etre Français: né en France, né de parents français, ou naturalisé français. Autre exemple avec négation: pouvoir être candidat à un emploi public en France: être français, ne pas avoir de casier judiciaire, ne pas avoir dépassé un certain âge.

Dans leurs expériences, Bruner et al. utilisaient des cartes telles celles-ci et utilisaient des tâches de sélection ou de réception.

Sélection: l'expérimentateur vous donne une carte en vous disant qu'il s'agit d'un membre de la catégorie, vous devez ensuite choisir une autre carte, l'expérimentateur vous dit s'il s'agit ou non d'un membre de la catégorie. Selon cette approche, apprendre à identifier un concept consiste à faire des hypothèses et à les tester.

Bruner et al. ont ainsi pu mettre en évidence les différentes stratégies utilisées par les sujets.

La stratégie conservatrice consiste à se concentrer sur un attribut à la fois. Par exemple, si la première carte était un carré blanc avec une bordure simple, vous pouvez choisir un carré noir avec bordure simple pour vérifier si la couleur noire est ou non un critère d'appartenance. Certains préfèrent une stratégie plus risquée dite du pari. Ils choisissent alors une carte qui diffère de la première par plusieurs attributs. Avec un peu de chance, cela permet d'éliminer rapidement des hypothèses. Par exemple, si après avoir reçu un carré noir avec bordure simple, je choisis deux carrés noirs avec bordure double et qu'il s'agit d'une instance de la catégorie, je sais que ni le nombre de bordures, ni le nombre de carrés n'a d'importance. Une autre stratégie consiste à choisir les premières cartes au hasard et à formuler des hypothèses sur cette base plus large. L'examen simultané consiste à garder présente à l'esprit toutes les hypothèses et à en éliminer le plus possible à chaque nouvelle sélection. C'est une stratégie qui demande un gros effort de mémoire. L'examen successif consiste à formuler une hypothèse sur la définition du concept et à la tester jusqu'à ce qu'elle soit falsifiée pour ensuite passer à une autre.

Une autre manière de tester la formation des concepts consiste à utiliser des tâches de réception. Ce n'est pas le sujet qui choisit les cartes, c'est l'expérimentateur qui lui en présente une puis une autre, jusqu'à ce que le sujet pense avoir trouvé. Dans ces tâches la plupart des sujets utilisent l'une ou l'autre de deux stratégies: la stratégie du tout ou la stratégie de la partie. La stratégie du tout consiste à faire l'hypothèse que tous les attributs de la première carte sont essentiels. Si cette hypothèse est démentie par la deuxième carte, il fait alors l'hypothèse que tous les attributs communs aux deux cartes sont essentiels et ainsi de suite. La stratégie de la partie consiste à sélectionner une partie des attributs de la première carte pour votre hypothèse. Cette hypothèse est maintenue jusqu'à être infirmée. Dans ce cas, on formule alors une nouvelle hypothèse sur la base de toutes les cartes précédemment vues. Cette deuxième stratégie demande un gros effort de mémoire.

Les expériences de Bruner vont penser à un jeu comme le Master Mind. On leur a reproché d'être artificielles et de ne pas refléter la manière dont nous apprenons les concepts dans des conditions naturelles.

On a en particulier critiqué les présupposés de cette approche. La théorie classique exploite l'idée que le regroupement d'objets dans une même catégorie - ou leur désignation par un même mot - se fait sur la base de propriétés communes à ces objets et donc que l'appartenance à une catégorie est déterminée par un ensemble de conditions nécessaires et suffisantes qui constituent la définition de la catégorie. Par exemple, la catégorie des célibataires est définie par les trois conditions: (1) être humain, (2) être adulte, (3) être non-marié. La version psychologique de la théorie classique affirme que connaître une catégorie - posséder le concept qui correspond à cette catégorie - consiste à en connaître la définition, autrement dit, à avoir une représentation mentale de cette catégorie qui consiste en une liste de propriétés nécessaires et suffisantes. La version linguistique de la théorie classique affirme que les mots expriment des concepts, autrement dit que le sens d'un mot est un concept. Par conséquent connaître le sens d'un mot revient à connaître le concept qu'il exprime, ce qui à son tour revient à connaître la définition de la catégorie que représente le concept.

Les principales insuffisances de la théorie classique sont au nombre de cinq.

(1) Il est souvent très difficile de donner une définition d'une catégorie en termes de conditions nécessaires et suffisantes (ex.: table).

(2) Supposer que toutes les catégories peuvent être définies en termes de conditions nécessaires et suffisantes conduit à attribuer à tous les membres d'une catégorie un statut équivalent, ce qui est contraire à l'intuition que nous avons que certains membres d'une catégorie sont de meilleurs exemplaires de cette catégorie que d'autres (par exemple, un moineau est un meilleur exemplaire d'oiseau qu'un kiwi ou un pingouin).

(3) La théorie classique suppose qu'à la question "tel objet appartient-il à telle catégorie?" on peut toujours répondre par oui ou par non. Or, ce n'est pas toujours vrai, il existe des cas où il n'est pas clair qu'un objet appartient ou non à une catégorie.

(4) La théorie classique a du mal à expliquer que les mots puissent avoir des sens multiples. Par exemple, en Français, "voler" a deux sens différents. Cela, la théorie peut encore l'expliquer en disant qu'il s'agit d'homonymes. Mais, il existe d'autres cas plus difficiles à expliquer (par ex. "veau" qui désigne l'animal, la viande ou la peau) parce que les mots ont des alors des sens différents mais néanmoins liés.

(5) La théorie classique donne une vision trop minimaliste, trop restrictive, du sens, puisque la recherche des seules conditions nécessaires et suffisantes conduit à éliminer de nombreuses propriétés non nécessaires que l'on voudrait pourtant voir représentées dans la définition sémantique d'un mot. Est-ce que le sens du mot "homme" est simplement animal rationnel ou bipède sans plumes?

2. La théorie des prototypes

Ce sont ces insuffisances de l'approche classique qui ont conduit les linguistes à accueillir avec enthousiasme la notion de prototype développée en psychologie de la catégorisation. La théorie des prototypes a été développée par Eleanor Rosch et ses collaborateurs pour rendre compte des résultats d'une série d'expériences sur la catégorisation. Si les concepts sont définis uniquement par des propriétés que tous les membres de la catégorie partagent, aucun membre d'une catégorie ne devrait en être un meilleur exemplaire que d'autres. Or, Rosch et son équipe ont mis en évidence l'existence de phénomènes dits de "typicalité": certains exemplaires d'une catégorie apparaissent comme "meilleurs" que d'autres.

Les premiers travaux de Rosch ont porté sur la classification des couleurs. Ils s'inspiraient des recherches anthropologiques faites par Berlin et Kay sur les noms de couleurs dans différentes cultures.

Berlin et Kay s'intéressaient aux noms de couleurs élémentaires, définis par les principes suivants:

- doit consister en un seul morphème, par exemple "vert" ou "rouge", plutôt que plusieurs, "vert bouteille" ou "rouge brique".

- la couleur à laquelle le mot faire référence ne doit pas être contenue dans une autre couleur: par exemple "écarlate" est contenu dans "rouge".

- il doit être commun et connu de tous, comme "jaune" par opposition à "safran".

La comparaison des noms de couleurs élémentaires et des autres noms de couleurs dans les différentes langues et cultures a permis de dégager les généralisations suivantes:

(1) Les noms de couleurs élémentaires nomment les catégories fondamentales de couleurs, dont les membres centraux sont les mêmes universellement. Par exemple, il y a toujours une catégorie de rouge psychologiquement réelle, dont le rouge focal est le meilleur ou le plus pur exemplaire.

(2) Les catégories de couleurs auxquelles des noms de couleurs élémentaires sont attachés sont équivalentes au noir, blanc, rouge, jaune, vert, bleu, brun, violet, rose, orange et gris du français.

(3) Quoique les humains puissent conceptuellement différencier toutes ces catégories de couleurs, toutes les langues ne font pas ces différences. De nombreuses langues ont moins de noms de catégories de couleurs élémentaires. Les noms qu'ils ont recouvrent l'union de plusieurs catégories de base: exemple bleu + vert, rouge + orange + jaune.
Les langues forment une hiérarchie en fonction du nombres de noms de couleurs qu'elles ont et cette hiérarchie respecte certaines règles. Quand une langue n'a que deux noms de couleurs c'est le noir et le blanc ou plutôt le froid (noir, bleu, vert, gris) et le chaud (blanc, jaune, orange, rouge). Quand une langue a trois noms de couleurs élémentaires, il s'agit de noir, blanc, rouge. Quand elle en a quatre la quatrième est soit le jaune, soit le bleu, soit le vert. Et ainsi de suite selon la hiérarchie suivante:

Ce qui a permis à Berlin et Kay de trouver ces régularités, c'est la découverte des couleurs focales. Si on demande simplement aux gens de découper le spectre des couleurs en portions correspondant aux noms de couleurs élémentaires, les frontières varient largement d'un individu et d'une culture à l'autre. En revanche, si on leur demande de donner le meilleur exemple d'un nom de couleur élémentaire à partir d'une palette d'échantillons, il y a une convergence massive des individus et des cultures. Par exemple, dans les cultures qui ont un nom pour la couleur bleu, c'est le même échantillon de bleu qui est jugé le meilleur par tout le monde. Quand une langue a un seul mot pour désigner le bleu et le vert, appelons le "vleu", le meilleur exemple de vleu n'est pas le turquoise qui est l'intermédiaire entre le bleu et le vert, ce sera soit le bleu focal soit le vert focal. L'existence de couleurs focales montre qu'une catégorie de couleur n'est pas uniforme: il y a des verts qui sont de meilleurs exemplaires de la catégorie vert que d'autre. Les catégories ont donc des membres centraux qui sont les mêmes d'une culture à l'autre, en revanche, il n'y a pas de principe général qui fixe les limites d'une catégorie.

Rosch qui avait d'abord travaillé sur les couleurs a ensuite étendu ses études à d'autres catégories, où elle a retrouvé les mêmes phénomènes de typicalité ou centralité.

Ainsi, pour prendre quelques exemples, chien apparaît comme un exemplaire plus typique de la catégorie animal que tortue, fusil comme un exemplaire plus typique de la catégorie arme que couteau, chêne comme un exemplaire plus typique d'arbre que figuier, eau comme une boisson plus typique que le thé, et ainsi de suite. En plus des jugements directs portés par les sujets, ces phénomènes de typicalité se manifestent de plusieurs façons:

(1) temps de catégorisation: il est plus court pour les exemplaires jugés plus typiques.

(2) erreurs de catégorisation: elles sont moins nombreuses pour les exemplaires jugés plus typiques

(3) ordre d'apprentissage: les noms des exemplaires les plus typiques sont appris en premier.

(4) ordre de production: lorsque l'on demande à des sujets de citer des noms d'exemplaires d'une catégorie, les exemplaires les plus typiques sont cités en premier.

(5) points de référence cognitive: les exemplaires plus typiques sont plus facilement choisis comme points de référence cognitive.

Sur la base de ces travaux, Rosch a proposé que notre utilisation des concepts était gouvernée par deux principes.

Le principe d'économie cognitive renvoie à nos efforts pour équilibrer deux tendances opposées. La première tendance consiste à utiliser les catégories de manière à maximiser la quantité d'informations qu'elles nous donnent. Ceci conduit a former le plus grand nombre de catégories possibles, puisqu'une catégorie plus spécifique contiendra plus d'informations sur ses membres. Plus on a de catégories, plus on peut faire de distinctions entre objets et événements. Poussée à la limite, cette tendance nous conduirait à avoir autant de catégories que d'objets différents, mais alors à quoi bon former des catégories? La tendance opposée qui nous pousse à avoir des catégories est la tendance à réduire la quantité d'information que nous avons à traiter pour la rendre cognitivement utilisable. Un organisme a avantage à ne pas faire de différence entre des objets quand ces différences sont sans pertinence pour ce qu'il veut faire. Le degré de finesse de nos catégories va donc être le résultat d'un compromis entre ces deux tendances.

Le deuxième principe qui, selon Rosch, gouverne l'organisation de nos catégories est le principe d'exploitation de la structure du monde perçu. Certaines combinaisons d'attributs ont tendance à être rencontrées plus fréquemment dans le monde que d'autres. Les créatures qui ont des ailes ont aussi tendance à avoir des plumes plutôt que de la fourrure. Ceci distingue le monde réel du monde artificiel des expériences de Bruner ou toutes les combinaisons d'attributs étaient équiprobables. L'idée de Rosch est qu'en formant nos catégories nous exploitons cette structure corrélationnelle.

Rosch a de plus suggéré que ces principes nous conduisent à avoir des concepts qui sont organisés selon deux dimensions, une dimension horizontale et une dimension verticale. La dimension verticale faire référence au niveau d'inclusion d'une catégorie, au degré de généralité de celle-ci. (meuble est une catégorie plus inclusive que chaise). La dimension horizontale concerne la distinction entre les concepts qui sont placés au même niveau d'inclusion (ex chat et chien).

La dimension verticale: dans ses études, Rosch a mis en évidence que les catégories étaient généralement organisées selon trois niveaux d'inclusion: le niveau surordonné, le niveau de base, et le niveau subordonné (animal, chien, caniche; instrument de musique, guitare, guitare basse).

Rosch et son équipe ont aussi mis en évidence le fait que le niveau de base était le niveau cognitivement le plus important:

- c'est le niveau le plus élevé auquel les membres d'une catégorie ont une forme générale semblable

- c'est le niveau le plus élevé auquel une unique image mentale peut résumer la catégorie

- c'est le niveau le plus élevé auquel des actions motrices semblables sont utilisées par les sujets dans leurs interactions avec les membres de la catégorie

- c'est le niveau où les gens identifient le plus rapidement l'appartenance catégorielle

- ce sont les noms correspondant à ce niveau de catégorisation qui sont les plus couramment utilisés pour désigner les membres de la catégorie

- c'est le premier niveau nommé et compris par les enfants;

- c'est le premier niveau à entrer dans le lexique d'une langue;

- c'est le niveau où les noms sont les plus courts;

- c'est le niveau auquel les mots sont utilisés dans les contextes neutres;

- c'est le niveau auquel la plus grande partie de nos connaissances sont représentées et attachées.

Le niveau de base est ainsi fondamental sous quatre aspects:

perception: forme perçue générale, image mentale unique, identification rapide;

fonction: programme moteur général;

communication: mots les plus courts les plus couramment utilisés, les premiers appris;

organisation des connaissances: la plupart des attributs des membres d'une catégorie sont stockés à ce niveau.

Le fait que les connaissances soient organisées principalement à ce niveau est établi de la manière suivante: quand on demande aux sujets de citer les attributs d'une catégorie, ils citent très peu d'attributs pour les catégories surordonnées, la plupart de ce qu'ils savent pour les catégories de niveau de base et il n'y a presque aucun accroissement pour les catégories de niveau subordonné.

Il y a toutefois des différences selon les individus selon leur degré de connaissance d'un domaine. Alors que le niveau de base de catégorisation des instruments de musique pour le non-musicien est en gros piano, guitare, flute, saxophone, les musiciens sont capables de faire des distinctions beaucoup plus précise d'instruments individuels. Autrement dit, il semble que le niveau de base s'abaisse avec la connaissance que l'on a d'un domaine.

La dimension horizontale:

Quand on considère des catégories de même niveau, on s'aperçoit que certains membres d'une catégorie sont plus typiques que d'autres. Rosch a montré que les membres les plus typiques ont plus d'attributs en commun avec les autres membres de la catégorie que les membres moins typiques et qu'en revanche ils ont moins d'attributs en commun avec des membres d'autres catégories. Cela suggère que les membres typiques sont les plus représentatifs de leurs catégories et les moins représentatifs des autres catégories voisines.

De manière plus générale, l'interprétation qui a été donnée de ces résultats expérimentaux est que les phénomènes de typicalité révèlent que les membres d'une catégorie ne sont pas tous égaux et que les concepts possèdent une structure interne qui favorise les membres typiques par rapport aux moins typiques. De là est venue l'idée que les concepts ne sont pas représentés mentalement par un ensemble de propriétés nécessaires et suffisantes mais sous la forme d'un prototype, entité abstraite qui combine les propriétés typiques de la catégorie. On peut alors expliquer certains exemplaires sont jugés comme étant de meilleurs représentants d'une catégorie que d'autres. Un exemplaire est jugé comme étant un bon exemplaire s'il possède les propriétés jugées typiques de la catégorie, autrement dit les propriétés qui sont possédées par un grand nombre des membres de la catégorie, mais que peu de membres des catégories voisines vérifient.

Parallèlement, la théorie des prototypes ne conçoit plus la catégorisation comme un processus de vérification de conditions nécessaires et suffisantes mais comme une procédure d'appariement: on décide de ranger un objet dans une catégorie en fonction de son degré de similitude avec le prototype.

3. Insuffisances de la théorie des prototypes

Certaines insuffisances de la théorie des prototypes ont rapidement été mises à jour. En concevant la catégorisation comme un processus d'appariement, la théorie des prototypes est amenée à assimiler appartenance catégorielle et représentativité et à faire de l'appartenance une question de degré. Or, les deux notions doivent être distinguées. Des expériences ont montré (Armstrong, Gleitman et Gleitman, 1983) que même des catégories aussi bien définies que celle des nombres impairs donnent lieu à des phénomènes de typicalité. Mais ce n'est pas parce que 3 et 7 sont jugés plus typiques que 61, par exemple, que 61 est moins parfaitement impair que 3 ou 7. Il en va de même des catégories d'espèces naturelles. L'autruche est certes un oiseau moins typique que l'hirondelle, elle n'en est pas moins un oiseau à part entière. On doit donc renoncer à l'idée que les phénomènes de typicalité sont le reflet direct de la structure conceptuelle et les considérer comme des effets superficiels qui peuvent avoir des sources diverses.

On a, d'autre part, contesté la validité de la notion de prototype pour les catégories surordonnées. Des travaux récents de Mandler, Bauer & McDonough (1991) suggèrent en outre que, dans un certain nombre de domaines au moins, les catégories de niveaux de base ne constitue pas le niveau d'entrée dans le développement de systèmes catégoriels hiérarchiques, mais que les enfants commencent à catégoriser à des niveaux plus globaux.

Toutefois, comme l'ont noté Murphy & Medin (1985), les principaux défauts de la théorie des prototypes sont sans doute liés à l'insuffisance de l'idée que les catégories sont représentées par des listes de traits et que la catégorisation est fonction du degré de similitude avec le prototype catégoriel. On doit noter tout d'abord un défaut de contraintes: la théorie des prototypes n'explique pas ce qui fait qu'un trait est ou non pertinent et ne nous dit pas comment définir la similitude. Les relations de similitude entre un groupe d'entités dépendent dans une large mesure de l'importance, du poids, que l'on accorde aux attributs individuels. Ainsi, si la propriété "être rayé" avait un poids suffisant, le zèbre pourrait être jugé plus semblable à un tigre qu'à un cheval. En outre, la similitude varie avec les contextes et les propriétés qui apparaissent pertinentes dans ces contextes. Mais surtout, on ne dispose d'aucun critère de principe pour expliquer ce qui dans une circonstance donnée va être considéré comme un trait, une propriété ou un attribut. Comme l'ont montré avec quelque facétie Murphy et Medin (1985), il suffit d'un peu d'imagination pour trouver une multitude de propriétés communes aux prunes et aux tondeuses à gazon: par exemple, elles pèsent moins d'une tonne, elles sont les unes et les autres dans le système solaire, elle n'entendent ni ne voient, elles peuvent être déplacées, et ainsi de suite. La similitude entre deux entités peut donc apparaître arbitrairement grande ou petite selon ce que l'on décide de considérer comme des propriétés pertinentes. Par conséquent, dire qu'une catégorie regroupe des objets sur la base de propriétés partagées revient à faire une pétition de principe, si l'on n'a pas de critères indépendants pour décider quelles propriétés sont pertinentes.

Rosch elle-même (Rosch, 1978) avait anticipé cette critique et suggéré que les catégories reflètent des corrélations d'attributs déjà présentes dans l'environnement. Dans cette perspective, ce n'est plus une similitude "indifférenciée" qui à la base de la formation des catégories, les catégories sont au contraire le reflet d'une organisation déjà présente dans le monde. Néanmoins, une telle idée rencontre rapidement des limitations. En premier lieu, il existe dans l'environnement des corrélations très fortes, par exemple de cause à effet, qui n'induisent pas le placement dans une même catégorie. D'autre part, même si l'on ne prend en considération qu'un ensemble déterminé de propriétés, le nombre de corrélations est tel que l'on ne peut expliquer sans faire intervenir de principes supplémentaires que certaines plutôt que d'autres retiennent notre attention.

En outre, une représentation des concepts sous forme d'une liste de traits ne permet pas de rendre compte pleinement des relations intra-conceptuelles et inter-conceptuelles. Les concepts ne sont pas simplement des sommes de propriétés. Ainsi que l'ont fait remarquer Armstrong, Gleitman et Gleitman (1983) un oiseau n'est pas un assemblage quelconque de plumes, d'ailes et de bec. Pour qu'une entité soit véritablement un oiseau, il faut que ces propriétés s'ordonnent en une "structure d'oiseau". Pour définir ce qu'est une telle structure, il faut faire intervenir des propriétés relationnelles et de ne pas se cantonner à des listes d'attributs. Les représentations conceptuelles invoquées par la théorie des prototypes sont également trop appauvries pour rendre compte des relations entre concepts. Ces relations ne se réduisent pas à des relations hiérarchiques d'inclusion, elles comprennent aussi des liens causaux ou explicatifs sur lesquels la théorie des prototypes reste muette.

En résumé, si la théorie des prototypes a eu le mérite de remettre en cause la théorie classique des concepts et de mettre en évidence le rôle de la similitude dans la catégorisation, en tant que théorie générale de la représentation des catégories, elle souffre d'insuffisances qui peuvent être rangées sous trois rubriques. Insuffisance de la représentation conceptuelle proposée: une représentation sous forme d'une liste de traits ne rend compte que d'une partie de l'information mobilisée dans un concept. Insuffisance d'une conception de la catégorisation fondée sur la notion de degré de similitude: représentativité et appartenance conceptuelle ne sont pas distinguées. Insuffisance d'une explication de la formation des catégories en termes de similitude: la théorie des prototypes ne rend pas compte du fait que ce ne sont pas ni les mêmes types d'attributs, ni les mêmes types de structures relationnelles qui apparaissent saillants dans les différents domaines d'objets. Pour expliquer comment nous sommes capables d'induire les concepts que nous partageons avec les membres de notre communauté, il ne suffit donc pas de dire que nous exploitons les relations de similitude présentes dans l'environnement: les similitudes sont omniprésentes, elles ne peuvent pas déterminer de manière unique le processus d'induction. Il faut encore expliquer ce qui nous particulièrement sensibles à certaines d'entre elles.

Ces critiques ont conduit a renverser la problématique et à considérer que les effets de typicalité ne reflètent pas la structure profonde de l'organisation des catégories (le prototype), mais sont des effets superficiels pouvant avoir des sources différentes. La recherche s'est donc réorientée vers l'identification de ces sources. Plusieurs approches ont été développées, qui ne sont pas nécessairement incompatibles, mais qui éclairent des aspects différents de ces structures sous-jacentes. J'ai présenterai deux. La théorie dite de la domaine-spécificité qui postule que certains grands domaines conceptuels sont organisés selon un ensemble de principes innés spécifiques du domaine (approche développementale) et la théorie des modèles cognitifs idéalisés qui décrit certains modes de structuration possibles des catégories.

4. L'hypothèse de la domaine-spécificité de l'organisation conceptuelle

Les tenants de l'hypothèse de domaine-spécificité en matière d'organisation conceptuelle suggèrent que, étant donné la pluripotentialité et l'indétermination de l'expérience, la seule manière plausible d'expliquer comment les enfants en viennent à former des concepts qu'ils partageront avec les adultes consiste à :

attribuer aux bébés et/ou aux jeunes enfants des structures d'organisation domaine-spécifiques qui orientent l'attention sur les données qui ont trait aux concepts et faits pertinents dans un domaine cognitif particulier. La thèse est que l'esprit fait intervenir des principes d'organisation domaine-spécifiques dans l'assimilation et la structuration de faits et de concepts, que les apprenants peuvent restreindre le nombre d'interprétations possibles de l'environnement parce qu'ils ont des hypothèses implicites qui guident leur recherche de données pertinentes. (Gelman, 1990a: 5)

L'hypothèse de domaine-spécificité de l'organisation conceptuelle suggère que les concepts possèdent une structure plus riche que ne le suppose l'approche prototypique fondée sur la notion de similitude de traits. Elle postule l'existence de différents domaines conceptuels dotés de principes d'organisation qui leur sont spécifiques, principes qui déterminent en partie quels attributs apparaissent saillants et quelles corrélations sont remarquées. Avant d'analyser de manière plus précise les implications de cette hypothèse et les problèmes d'interprétation qu'elle soulève, je voudrais présenter certaines des données qui l'ont motivée. Je m'inspire pour cela de la recension effectuée par Atran (1990: 47-52) qui dresse un bilan des données et indications fournies jusqu'ici par différentes disciplines, je me réfère également à McCarthy & Warrington (1990) pour les données concernant la neuropsychologie et, pour la psychologie cognitive développementale au numéro spécial de Cognitive Science dirigé par Gelman (1990a) et aux livres de Keil (1992), Concepts, Kinds, and Cognitive Development et de Karmiloff-Smith (1992), Beyond Modularity.

Ethnologie

L'étude de la transmission culturelle révèle l'existence de deux modes distincts de transmission culturelle. Certains ensembles de connaissances dépendent pour leur transmission de l'existence d'institutions spécifiques (par exemple le totémisme, la biologie moléculaire). D'autres en revanche, jouissent d'une certaine autonomie, au sens où ils ne sont que marginalement affectés par l'évolution sociale et culturelle et où leur transmission ne dépend pas de l'existence d'institutions spécifiques (par exemple, la physique naïve, la classification des couleurs ou les classifications biologiques populaires.) Dans ce dernier cas, la structure, la profondeur ou l'étendue des connaissances ne semblent guère être affectées par la manière dont elles sont communiquées. Ainsi, selon un exemple rapporté par Atran (1990: 50) les Hanunoo des Philippines et les Zafimaniry de Madagascar, dont le niveau technologique et l'environnement naturel sont comparables, ont-ils sensiblement les mêmes connaissances botaniques, alors même que ces connaissances sont hautement valorisées chez les Hanunoo qui s'en glorifient en toute occasion et qu'au contraire les Zafimaniry n'y attachent aucune importance particulière.

Analyse conceptuelle

L'analyse de la manière dont différents champs sémantiques sont structurés met en évidence un type d'organisation différent pour les artefacts et les espèces naturelles. Seul le domaine des espèces naturelles semble être organisé selon une hiérarchie stricte à trois niveaux d'inclusion et posséder la double caractéristique suivante: (1) les catégories de même niveau sont strictement disjointes: à un niveau donné, un élément donné appartient à une catégorie et une seule (2) sur le plan vertical, les catégories sont ordonnées selon un principe de transitivité: si un élément a appartient à une catégorie A et si A est une sous-catégorie de B, alors a appartiendra aussi à B.

Ces principes ne valent pas dans le domaine des artefacts où un objet donné peut appartenir à plusieurs catégories de même niveau (un même objet peut être considéré comme un tabouret ou une corbeille à papier selon l'orientation qu'on lui donne) et une catégorie donnée peut être rangée sous plusieurs catégories de niveaux supérieur (les pianos sont des instruments de musique, ils sont aussi des meubles). Le principe de transitivité ne s'applique pas non plus: on peut considérer un siège de voiture comme une espèce de siège, les sièges comme une espèce de meubles mais refuser de considérer qu'un siège de voiture est un meuble. L'appartenancefloue d'un objet à une catégorie peut être floue dans le cas d'un artefact mais non dans le cas d'une espèce naturelle. Un siège donné peut être à mi-chemin du fauteuil et de la chaise, mais il n'existe pas d'animal qui soit à mi-chemin du chat et du chien: ou bien il s'agit d'un chien ou bien il s'agit d'un chat. Enfin, seules les catégories d'espèces naturelles font l'objet d'une présomption d'essence sous-jacente: un tigre qui n'a que trois pattes n'en est pas moins considéré comme quadrupède par nature, mais il paraît absurde de prétendre qu'une chaise à trois pieds est néanmoins quadrupède par nature.
 
 

Neuropsychologie

L'étude des déficits dûs à des lésions cérébrales apporte des indications supplémentaires sur la structuration des connaissances par domaines. Certaines lésions donnent lieu à des déficits sélectifs ou inversement une préservation sélective de certaines catégories cognitives (Warrington et McCarthy, 1983 Hart et al., 1985). Les cas étudiés suggèrent fortement non seulement l'existence d'un "champ gnostique" spécifique des espèces vivantes (Konorsky, 1967), mais aussi celle de systèmes sémantiques spécifiques d'une modalité. Aux artefacts et espèces vivantes correspondraient ainsi non seulement des systèmes de compréhension verbale distincts mais aussi des systèmes de reconnaissance visuelle distincts (Warrington et Shallice, 1984). Enfin, il semblerait que certains déficits puissent affecter de manière différente les niveaux de base et les niveaux superordonnés des taxinomies (Sartori et Job, 1988 McCarthy et Warrington, 1988, 1990, Shallice, 1988).

Psychologie du développement

La psychologie développementale fournit un fort contingent de données en faveur de la domaine-spécificité conceptuelle, grâce notamment à l'utilisation de nouveaux paradigmes expérimentaux, les paradigmes d'habituation /déshabituation, qui permettent l'étude de très jeunes bébés. Plusieurs séries d'expériences montrent que les enfants opèrent très précocement certaines distinctions conceptuelles qui ne sont pas basées sur la similitude perceptive des exemplaires. Ainsi, des expériences de Mandler & McDonough (1993) sur des enfants de 7 à 9 mois indiquent que ceux-ci différencient les domaines globaux des animaux et des véhicules, sans qu'il y ait automatiquement sous-catégorisation à l'intérieur de ces domaines (Les 9-11 mois ne différencient pas les chiens des lapins ou des poissons, mais ils différencient les voitures des motos et des avions). Les expériences de Keil (1992) sur des enfants de 3 à 10 ans montrent également qu'ils opèrent précocement une distinction nette entre espèces naturelles et artefacts et en viennent rapidement à attribuer aux seules espèces naturelles des essences sous-jacentes. Ainsi, une série d'expériences réalisée par Keil et ses collaborateurs (Keil, 1986a, 1986b) montre-t-elle que les jeunes enfants traitent différemment les espèces naturelles et les artefacts. Keil présentait à des enfants répartis en trois groupes d'âge (4 ans, 7 ans, 9 ans) des histoires mettant en scènes des transformations opérées par des "docteurs" sur des artefacts, des animaux ou des plantes pour leur donner l'apparence d'autres entités. On interrogeait ensuite les enfants pour savoir si, à leurs yeux, le changement d'apparence correspondait à un changement d'identité.

Les résultats de ces expériences peuvent se résumer ainsi. Quelle que soit la tranche d'âge, les enfants considèrent à une écrasante majorité qu'une opération effectuée sur un artefact pour le transformer en un autre artefact constitue un changement d'identité: une cafetière transformée en mangeoire à oiseaux n'est plus une cafetière mais une mangeoire à oiseaux. C'est aussi à une écrasante majorité et quelle que soit la tranche d'âge qu'ils jugent l'identité n'est pas changée lorsque la transformation proposée est celle d'un animal en plante ou artefact, ou celle d'un artefact en animal: quelques transformations qu'ils subissent, un jouet ne saurait devenir un chien véritable et un porc-épic ne sera jamais un cactus. En revanche, lorsqu'il s'agit de la transformation d'un animal en un autre animal ou d'une plante en une autre plante, on observe d'importants changements selon l'âge. Environ 75% des enfants les plus jeunes, considèrent que la transformation constitue un changement d'identité (un cheval sur lequel on peint des rayures n'est plus un cheval mais un zèbre). La distribution des réponses se modifie avec l'âge et c'est à plus de 80% que les enfants les plus âgés refusent de considérer ces transformations comme des changements d'identité. Nous le verrons tout à l'heure, l'interprétation de ce dernier résultat constitue un important point de controverse. Toutefois, ces expériences suggèrent nettement d'une part que les enfants ne se laissent pas entièrement dominer par les apparences et donc que les représentations qu'ils associent aux concepts ne se réduisent pas à des listes de traits typiques, d'autre part qu'ils maîtrisent très tôt la distinction entre animaux, plantes et artefacts et associent à chacune de ces catégories des attentes spécifiques.

On dispose également de données indiquant que causalité mécanique et causalité intentionnelle sont très tôt distinguées (Brown, 1990 Mandler, 1992) et que même de très jeunes bébés ont des attentes spécifiques concernant le comportement des objets tridimensionnels (Spelke, 1988, 1990) ou celui des êtres animés (Gelman et al., 1983, Gelman, 1990b). Cette distinction entre deux types de causalité soutendrait la distinction entre physique naïve et psychologie naïve ou théorie de l'esprit (Premack, 1990, Leslie & Thaiss, 1992). Enfin, on dispose d'un nombre croissant de données en faveur du caractère spécifique de certains aspects de la connaissance des relations sociales (Hirschfeld, 1988 Turiel et Davidson, 1986) et des aptitudes numériques préverbales (Gelman, 1980, 1990b Starkey et al., 1983).
 
 

Même l'empiriste le plus radical doit concéder que l'induction de catégories ne saurait avoir lieu sans que soit définie préalablement quelque métrique de similitude sur la base de laquelle procéder à des inductions. Ainsi, parmi les philosophes, même un empiriste aussi endurci que Quine concède l'existence d'un espace inné de qualités perceptives qui nous fournit une première métrique de similitude. L'intuition commune aux avocats de la domaine-spécificité conceptuelle est que cette métrique de similitude perceptive n'impose pas à elle seule de contraintes suffisantes pour expliquer pourquoi, parmi une multitude d'alternatives possibles, nous convergeons généralement vers certaines catégories conceptuelles plutôt que d'autres. Les avocats de la domaine-spécificité soutiennent donc qu'outre certains biais perceptifs nous possédons également certains biais conceptuels, ou encore, qu'outre un espace inné de qualités perceptives, nous avons aussi des espaces de qualités conceptuelles pour certains innés.

Une des questions qui se posent est de savoir si ces biais sont simplement des contraintes plus ou moins arbitraires dont la seule raison d'être est d'éviter une explosion combinatoire des possibilités conceptuelles ou bien s'ils possèdent certaines propriétés supplémentaires intéressantes.

A cette question, la réponse quasi-unanime des tenants de la domaine-spécificité conceptuelle consiste à dire que ces biais ont pour rôle d'attirer l'attention des enfants sur les relations causales explicatives qui régissent le domaine conceptuel en question. Comme le soutiennent entre autres, Gelman, Spelke, Brown et Keil, ce biais en faveur des relations causales relationnelles a pour effet de promouvoir la cohérence conceptuelle, de faciliter la mémorisation, l'induction et le raisonnement sur les exemplaires et dans le domaine, de favoriser la prédiction et l'explication et de guider l'action. Par exemple, tant Gelman (1990b) que Mandler suggèrent que l'acquisition de connaissances sur les indices qui distinguent les êtres animés des objets inanimés procède rapidement parce qu'elle est guidée par des principes concernant les causes des mouvements. Ces principes facilitent donc le stockage cohérent d'informations sur la distinction entre animé et inanimé. Plus généralement Gelman propose que:

des principes implicites domaine-spécifiques spécifient le noyau de nombreux concepts et catégories au moyen desquels le jeune enfant apprend à classer le monde. Les principes propres à un domaine ont pour fonction d'orienter l'attention sur les objets, événements ou attributs qui constituent les exemplaires pertinents. ces exemplaires à leur tour alimentent des capacités générales de traitement, y compris la capacité d'extraire d'informations stockées la validité prédictive des caractéristiques d'items assimilés à un domaine (Gelman, 1990b: 90)

La proposition de Gelman comporte deux éléments qu'il est intéressant de souligner. Premièrement, le modèle de Gelman maintient une différence claire entre ce qui est crucial pour l'appartenance à une catégorie - son noyau conceptuel - et ce qui nous sert communément à déterminer quels objets sont assignés à quelle catégorie. Il évite ainsi le reproche fait à la théorie des prototypes de confondre appartenance catégorielle et degré de typicalité. Deuxièmement, le modèle de Gelman décrit un mode d'interaction possible entre processus domaine-généraux et processus domaine-spécifiques. L'acquisition de connaissances dans un domaine résulte de l'action conjointe de ces deux types de principes, les principes domaines-spécifiques ayant pour rôle d'orienter l'attention vers les exemplaires pertinents pour un domaine, alors que les principes généraux ont pour rôle d'extraire la validité prédictive des attributs dans un domaine à partir de ces exemplaires.

L'hypothèse de domaine-spécificité conceptuelle offre ce paradoxe apparent de mettre en avant l'idée que les différents domaines conceptuels sont organisés selon des principes différents tout en soutenant que ces principes ont tous en commun de mettre l'accent sur les structures relationnelles causales. La situation abandonne cependant très vite son apparence paradoxale, si l'on remarque que ce qui distingue les domaines est d'être gouvernés par des principes causaux différents.

A ma connaissance, parmi les partisans de la domaine-spécificité conceptuelle, Keil est celui qui s'est le plus intéressé à la nature exacte des relations causales fondamentales pour la structuration d'un domaine. L'analyse de Keil fait appel à la notion d'homéostase causale développée par Boyd dans le cadre d'un débat philosophique sur la sémantique des noms d'espèces naturelles. En gros ce débat, lié aux thèses sémantiques avancées par Putnam et Kripke dans les années 1970 fait intervenir les éléments suivants: (1) l'intuition que l'appartenance d'un objet à une espèce naturelle fait intervenir quelque chose de plus profond et de plus fondamental que les propriétés phénoménales de cet objet, à savoir une essence sous-jacente, (2) l'idée que que la connaissance de cette essence est du domaine de la science, (3) l'idée que cette particularité qu'ont les espèces naturelles d'avoir une essence sous-jacente se marque sémantiquement par le fait que les noms d'espèces naturelles ont une composante indexicale cachée et (4) l'idée que la compétence linguistique des individus exige une connaissance du stéréotype lié à une espèce naturelle mais non une connaissance de l'essence sous-jacente de l'espèce naturelle en question. Les philosophes se sont affrontés sur la question de savoir si la notion d'essence sous-jacente était vraiment distinctive des espèces naturelles, sur la fixité de ces essences supposées, sur leur définissabilité de principe en termes de conditions nécessaires et suffisantes.

La position de Boyd consiste à soutenir que certaines propriétés sous-jacentes distinguent bien les espèces naturelles d'autres types de catégories, mais que plutôt que les interpréter en termes d'essence, entendue au sens classique d'ensemble de propriétés nécessaires et suffisantes, il faut pour en comprendre la spécificité, faire intervenir la notion d'homéostase causale. Boyd soutient (1) que des espèces, propriétés ou relations sont naturelles pour autant qu'elles reflètent des traits importants de la structure causale du monde, (2) que les régularités causales ainsi reflétées n'ont pas nécessairement à être strictement nomologiques mais peuvent être statistiques ou correspondre à des tendances, (3) que les espèces naturelles correspondent à des ensembles de propriétés et de relations causales constituant des faisceaux de dépendances. Au premier point correspond l'idée que les propriétés fondamentales pour la définition des essences sont des propriétés causales, au second point l'idée que ces propriétés peuvent être simplement statistiques, au troisième l'idée que ces propriétés doivent en outre être liées entre elles d'une certaine façon, donner lieu à une forme d'homéostase causale, par quoi il faut entendre ou bien le fait que la présence de certaines propriétés tende à favoriser la présence de certaines autres ou bien le fait qu'existent certaines propriétés sous-jacentes communes qui tendent à assurer le maintien du faisceau de propriétés.

De l'analyse de Boyd, il ressort, premièrement, que ce qui importe pour la définition d'une espèce naturelle ce sont moins les traits ou propriétés qui sont unifiés dans un faisceau homéostatique que le mécanisme homéostatique-même qui est responsable de cette cooccurrence de traits deuxièmement, cette analyse implique que, contrairement à la conception traditionnelle, ce ne sont pas les propriétés non-relationnelles internes aux exemplaires d'une espèce qui définissent l'essence de l'espèce mais des propriétés relationnelles de type causal.

Keil estime que les analyses de Boyd en termes d'homéostase causale pourraient être étendues à d'autres domaines que celui des espèces naturelles, modulo un certain nombre de modifications. Keil suggère, contrairement à Boyd lui-même, que ce qui distingue les artefacts et autres espèces nominales des espèces naturelles n'est pas le fait que la réunion de traits qui les définit ait un caractère arbitraire alors que des structures causales sous-jacentes motiveraient la cooccurrence des traits des espèces naturelles, mais le fait que les relations causales qui motivent ces faisceaux appartiennent à d'autres domaines causaux:

Je doute que les éléments d'une essence nominale soit totalement arbitraires relativement aux structures causales présentes dans la nature et je soupçonne qu'elles sont souvent connectées systématiquement à un ensemble de relations réelles ou du moins supposées - non pas toutefois celles de la biologie ou de la physique mais celles qui gouvernent les interactions humaines. [...] Quand une classe d'artefacts est créée et qu'une étiquette lui est attachée, il paraît vraisemblable que les propriétés partagées par cette classe d'artefacts ne sont pas totalement arbitraires relativement à la théorie causale. Les chaises ont un certain nombre de propriétés, traits et fonctions qui sont normalement utilisés pour les identifier, et quoiqu'il puisse ne pas y avoir de mécanisme homéostatique interne aux chaises qui les conduisent à avoir ces propriétés, il peut bien y avoir des mécanismes externes qui ont à voir avec le forme et les fonctions du corps humains et avec les activités sociales et culturelles typiques des humains. Par exemple, certaines dimensions des chaises sont déterminées par la longueur normale des membres et des torses humains. (Keil, 1992: 46)

Selon Keil par conséquent, la différence entre les catégories d'espèces naturelles et d'autres types de catégories, n'est pas une distinction entre motivation causale et arbitraire, mais une distinction qui porte sur la nature des relations causales mises en jeu, sur le caractère interne ou externe aux objets des mécanismes responsables de l'homéostase causale, sur le caractère plus riche ou plus dense des faisceaux homéostatiques dans les espèces naturelles (ces différences ayant tendance à s'atténuer lorsque sont pris en considérations des artefacts plus complexes)

Selon Keil et la plupart des avocats de la spécificité quant au domaine, les biais initiaux dont nous faisons preuve dans la structuration de différents domaines sont donc loin d'être arbitraires au contraire, dans la mesure où ils nous orientent vers les mécanismes causaux, ils nous orientent vers les relations qui sont les plus utiles pour la structuration des concepts. Selon ce type d'approche, le développement conceptuel va être marqué par la structuration des domaines aux moyens de principes causaux de plus en plus sophistiqués et cohérents, définissants des métriques de similitude conceptuelle de plus en plus élaborées.
 
 

Sans même parler de ses détracteurs, l'hypothèse de la domaine-spécificité de l'organisation conceptuelle a suscité chez ses partisans d'importantes controverses sur un certain nombre de questions: en particulier sur le nombre de domaines organisés par des principes spécifiques innés, sur l'importance respective et la nature des relations entre d'une part principes spécifiques innés et principes spécifiques acquis et d'autre part principes spécifiques et principes généraux, sur le format représentationnel des principes et théories gouvernant l'organisation des domaines

La question du rôle respectif de l'inné et de l'acquis est liée au double problème de l'identification des contraintes initiales et de la spécification des principes selon lesquels ces contraintes initiales peuvent ultérieurement s'enrichir ou se modifier. Sur ces questions, on peut, chez les défenseurs de la domaine-spécificité conceptuelle, dégager trois grandes tendances. On trouve à un extrême une position minimaliste, défendue par Carey, qui minimise le rôle de l'épigénétiquement déterminé et défend l'idée que c'est seulement par la connaissance qu'il acquiert des théories qui ont cours dans son environnement culturel que l'enfant devient capable d'organiser systématiquement les domaines conceptuels. On trouve à l'autre extrême une position maximaliste défendue par Atran, Piattelli-Palmarini et, avec plus de modération, Spelke, selon qui les domaines de base sont en nombre important et les principes organisateurs de ces domaines des universaux innés. Enfin, Keil, Brown ou Gelman pourraient être considérés comme les avocats d'une position intermédiaire qui, sans refuser un rôle aux principes acquis, fait intervenir des contraintes génétiques plus fortes que celles envisagées par Carey.

Carey (1985, 1986) considère que les contraintes initiales pour l'acquisition des concepts peuvent être découvertes en étudiant les processus cognitifs et perceptifs du nouveau-né. Selon elle, les études effectuées sur les nouveaux-nés indiquent que leurs attentes concernant le comportement des objets animés et celui des objets inanimés sont très différentes. En revanche, on ne peut déceler chez le nouveau-né une différentiation du domaine psychologique et du domaine biologique. Cette différentiation n'intervient, selon Carey, qu'aux environs de la sixième année. Elle en conclut que nos seules théories innées sont une physique naïve et une psychologie naïve et que toute différentiation plus fine des domaines conceptuels et de leurs modes propres de structuration est le résultat d'une instruction formelle ou informelle et d'une déférence croissante de l'enfant envers les théories qui ont cours dans son univers culturel. Dans l'interprétation proposée par Carey, les contraintes innées portant sur l'induction sont donc réduites à un minimum. Un rôle prépondérant est accordé à des contraintes externes, à savoir les théories avec lesquelles l'enfant se familiarise progressivement, théories qui vont entrainer des réorganisations conceptuelles et venir supplanter les concepts primitifs.

L'interprétation proposée par Carey est doublement fautive aux yeux de Keil (1986b). Premièrement, en insistant sur les contraintes externes - les théories - plutôt que les contraintes internes, Carey ne résout pas le problème, elle ne fait que le déplacer. Il faudra faire appel à de nouvelles contraintes inductives pour expliquer que l'enfant soit en mesure d'intérioriser les théories. La deuxième erreur de Carey consiste, selon Keil, à postuler qu'il suffit d'étudier le nouveau-né pour découvrir les contraintes génétiquement codées. Il s'agit là d'une hypothèse gratuite, affirme Keil, puisqu'il existe des contraintes innées spécifiques qui ne peuvent être décelées chez le nouveau-né (par exemple, les contraintes syntaxiques sur l'acquisition du langage) et que certaines contraintes génétiquement codées peuvent ne pas être opérantes chez le nouveau-né et demander que le système nerveux ait atteint un certain niveau de maturation.

Ainsi qu'en témoignent les expériences que j'ai brièvement commentées plus haut, Keil constate l'existence d'un changement au cours du développement dans le mode de structuration conceptuelle. Les enfants passent de représentations plutôt fondées sur des propriétés phénoménales caractéristiques à des représentations qui attachent aux concepts des structures causales sous-jacentes. Mais Keil souligne que le changement n'est pas radical et qu'un embryon de structure causale est présent dès les premières tentatives de catégorisation. Selon Keil (1979, 1983), nous avons un biais cognitif inné en faveur de certaines catégories ontologiques qui forment un squelette conceptuel sur lequel vont se greffer des théories plus élaborées faisant intervenir des mécanismes causaux sous-jacents. Autrement dit, selon Keil, il existe un niveau de représentation conceptuel qui correspond à des attentes innées sur la structure ontologique et c'est via cette structure ontologique que les propriétés phénoménales sont mises en relation avec des explications causales sur les mécanismes qui sous-tendent les divers types d'entités et leurs comportements. En résumé, ce qui est génétiquement déterminé selon Keil, c'est un biais en faveur de certaines catégories ontologiques et d'explications causales correspondantes. Ce qui en revanche n'est pas génétiquement déterminé, c'est la forme que peuvent prendre ces explications causales. Cette forme est, quant à elle, culturellement déterminée. Ainsi, dans les cultures occidentales, nous justifierons notre refus de considérer le changement d'apparence d'un animal comme un changement d'identité à l'aide d'arguments sur les lois de la reproduction des espèces, tandis que les Yoruba du Nigeria justifieront ce même refus par des considérations sur les origines divines différentes des espèces.

La position défendue par Gelman (1990b) a de fortes similitudes avec celle de Keil. Selon elle, les principes spécifiques innés forment des sortes de "squelettes conceptuels" permettant de délimiter des domaines, d'identifier les inputs pertinents et de structurer de manière cohérente ce qui est appris. Ainsi des principes innés portant sur la nature des mécanismes causaux - distinguant les mouvements autogénérés (principe de la source interne) des mouvements produits par une cause externe (principe de l'agent externe) - seraient, selon Gelman, à l'origine de la distinction animé/inanimé. Toutefois, l'existence de ces principes squelettiques innés ne détermine pas, selon Gelman, la nature des théories que nous apprendrons et n'exclut pas la nécessité d'acquérir des principes supplémentaires (par exemple, les principes nécessaires à une théorie proprement biologique des êtres animés).

Enfin, l'interprétation maximaliste franchit un pas supplémentaire en affirmant que, dans certains domaines conceptuels de base, le contenu fondamental des représentations conceptuelles, les types de relations entre concepts, sont eux-mêmes génétiquement déterminés. C'est la thèse défendue par Piattelli-Palmarini (1989) qui soutient qu'il y a rarement apprentissage à proprement parler mais plutôt une fixation de paramètres ou une sélection de structures mentales préexistantes. C'est la thèse défendue par Atran en ce qui concerne le domaine des animaux et des plantes. Selon Atran, qui s'oppose sur ce point à Carey, la présomption selon laquelle les espèces naturelles ont une essence naturelle sous-jacente est innée et n'est pas le fait de l'exposition de l'enfant aux théories véhiculées dans sa culture. Si tel était le cas, l'exposition aux théories, au moins dans les civilisations occidentales contemporaines, ne devrait pas nous amener à considérer que les espèces naturelles ont une essence sous-jacente: les théories biologiques contemporaines ne sont pas essentialistes.

L'acquisition de connaissances de sens commun consiste donc, selon lui, en un enrichissement des principes structuraux innés, les représentations et principes initiaux demeurant les noyaux des concepts utilisés par les adultes. En revanche, la remise en cause de ces conceptions initiales passe par une remise en cause méta-conceptuelle et un travail conscient de théorisation qui ne peut être le fait que d'une science parvenue à maturité.

Quelque interprétation que l'on adopte, une conclusion demeure: les concepts ne sont ni constitués isolément ni pris dans un unique réseau. Ils s'insèrent dans des domaines conceptuels délimités auxquels correspondent des principes de structuration spécifiques.

Toutefois, même si on accepte l'idée que nous possédons des principes innés qui orientent la structuration de certains grands domaines conceptuelles, cette explication en termes de principes spécifiques innés ne sauraient valoir pour tous les les domaines de concepts. Nous sommes des êtres culturels bien plus que naturels et nous transformons notre environnement à une vitesse que ne peut pas suivre la sélection naturelle, nous créons des domaines d'objets, nous créons des institutions politiques, sociales, etc. Il serait difficile de croire que la sélection naturelle anticipé toutes nos créations et toutes les modifications de notre environnement et nous a donné des principes spécifiques innés qui nous permettent d'organiser tous les aspects de l'univers artificiels que nous nous sommes créés. Pour rendre compte de certains aspects de nos catégorisations, il faut donc que nous fassions appel à d'autres principes.

5. La théorie des modèles cognitifs idéalisés

La théorie des modèles cognitifs idéalisés de Lakoff vise à rendre compte de ces aspects complexes de nos catégorisations. Comme dans l'approche précédente, il s'agit de dire que les effets de similitudes ont leur sources dans des théories sous-jacentes qui nous aident à structurer nos connaissances. Mais Lakoff s'intéresse plus aux aspects fins de la catégorisation et à des mini-théories, qu'il appelle modèles cognitifs idéalisés, qui existent en grand nombre et peuvent prendre des formes assez diverses.

Quelques exemples des phénomènes étudiés par Lakoff.

Le livre de Lakoff s'intitule Fire, women, and dangerous things. Ce titre est en fait inspiré par un cas de classification linguistique étudié dans le livre. Il existe une langue où les femmes, le feu et les choses dangereuses sont rangées dans la même catégorie. Cette langue est le Dyirbal, une langue aborigène d'Australie qui possède quatre mots (appelés classificateurs, qui classifient tous les objets et événements possibles (Dixon):

Les voici ainsi, ainsi que quelques un de leurs membres

Bayi: les hommes, la plupart des serpents, certaisn oiseaux, la plupart des insectes, la lune, certaines lances, les tempêtes, les arcs-en-ciel, etc.

Balan: les femmes, certains serpents, certains oiseaux, la plupart des poissons, les choses dangereuses, tout ce qui a un rapprot à l'eau et au feau, etc.

Balam: tous les fruits comestibles et les plantes qui les portent, les fougères, le miel, les cigarettes, le vin, le gâteau, etc.

Bala: les parties du corps, la viande, les abeilles, le vent, la plupart des arbres, le langage, les bruits, les pierres, etc.

Dixon s'était aperçu que les gens n'apprenaient pourtant pas au coup par coup quel mot entrait dans quelle catégorie, mais qu'il existait des principes généraux, un schéma général qui opère à moins qu'un principe particulier ne l'emporte

en gros le schéma est celui ci

Bayi: humains mâles, animaux

Balan: humains femelles, eau, feu, combat

Balam: plantes comestibles

Bala: tout ce qui ne rentre pas dans les autres classes.

Lakoff a proposé un certain nombres de principes supplémentaires pour rendre compte des cas particuliers

Le principe du domaine d'expérience: si un domaine d'expérience est connecté à A, alors il est naturel que les catégories du domaine entrent dans la même catégorie que A. Si les hommes sont en charge de la pêche et de la chasse, il est naturel que les animaux, poissons, ustensiles de chasses et de pêche soit classés dans la même catégorie que les hommes

Le principe des mythes et croyances: si des choses sont connectées par les mythes et croyances, il est naturel qu'elles soient placées dans la même catégorie. Dans la mythologie de ce peuple, les femmes sont associées au soleil et ainsi au feu les hommes à la lune.

Le principe de la propriété importante: si une chose a une propriété particulièrement importante, alors elle peut être assignée à une classe différente que celle à laquelle elle serait normalement associée. Par exemple, les poissons font normalement partie de la classe I, mais le poisson-pierre est très dangereux, il est donc placé dans la catégorie II qui regroupe les choses dangereuses.

Les arbres sont normalement dans la catégorie IV, mais les arbres fruitiers ou une propriété importante, porter des fruits qui les fait placer dans la catégorie III. Toutefois, si on se réfère spécifiquement au bois d'un arbre fruitier, pour la fabrication d'un outil par exemple, on utilisera le classificateur de la catégorie IV.

Ce que souligne Lakoff, c'est que en dépit de son étrangeté apparente, le système de classification des Dyirbal n'est pas accidentel. Malgré sa complexité, il est gouverné par des principes. Le modèle cognitif idéalisé de base qui gouverne la classification peut être modifié par d'autres modèles cognitifs plus spécialisés pour s'adapter aux circonstances particulières. Les principes qui gouvernent le système de classification des Dyirbal se retrouvent dans beaucoup d'autres systèmes de classification:

- centralité: les membres de base de la catégorie sont centraux, la lune est un élément moins central de la catégorie 1 que l'homme.

le chaînage les catégories complexes sont structurées par chaînage les membres centraux sont liés à d'autres membres, qui sont à leur tour liés à d'autres membres. Par exemple les femmes sont liées au soleil, qui est lié au coups de soleil, qui est lié à une espèce d'ortie dont la brûlure est similaire.

domaines d'expérience: il existe des domaines d'expériences fondamentaux qui peuvent être spécifiques d'une culture et peuvent caractériser des liens dans le chaînage des catégories.

modèles idéalisés: il existe des modèles idéalisés du monde - mythes, croyances - qui peuvent caractériser des liens dans une chaîne catégorielle.

connaissances spécifiques: les connaissances spécifiques (par exemple la mythologie) l'emportent sur les connaissances générales.

l'autre: les cultures peuvent avoir une catégorie fourre-tout où on met tout ce qui ne va pas ailleurs.

pas de propriétés communes: il n'est en général pas nécessaire que tous les membres d'une catégorie possèdent tous certaines propriétés. Par ex. il ne semble pas que les Dyirbal considèrent que les femmes, le feu et les choses dangereuses possèdent tous certaines propriétés en commun, ni que les femmes soient dangereuses, ou les choses dangereuses féminines. En revanche, les propriétés communes semblent jouer un rôle dans la catégorie des schémas de base d'une caractérisation donnée (plante comestible, femme, homme)

motivation: les principes généraux permettent de donner un sens à la classification des Dyirbal, mais ne permettent pas de prédire exactement ce que seront les catégories.

Ces modèles, qui sont à la source de la constitution des catégories, sont, selon Lakoff, des structures qui nous aident à organiser nos connaissances. Ces structures peuvent être des structures propositionnelles, structures à schémas d'images, extensions métaphoriques et extensions métonymiques.

Quelques exemples:

ICM à structure propositionnelle: célibataire

On peut définir un célibataire comme un homme adulte non marié, Pourtant, on ne décrira pas comme célibataire un homme qui vit depuis vingt ans avec la même femme sans être marié, ou un enfant abandonné dans la jungle et devenu adulte en dehors de tout contact avec la société humaine ou encore le pape Jean-Paul II. Ce mot de célibataire n'existe comme moyen pour catégoriser les gens que dans le contexte d'une société humaine où existent certaines attentes sur le mariage et l'âge du mariage. Le mot célibataire est donc défini relativement à un modèle idéalisé de société ou existe l'institution du mariage et un âge normal du mariage. Ce modèle cognitif idéalisé ne prend pas en compte les prêtres catholiques, les homosexuels, les concubins, etc.

Structures métonymiques:

Les modèles où un sous-ensemble d'une catégorie constitue un stéréotype social reconnu et tient lieu de la catégorie toute entière. Par exemple, le stéréotype de la mère est la femme au foyer. La sous-catégorie mère-femme au foyer, sert ainsi de représentant de la catégorie toute entière. Elle donne ainsi lieu à des effets prototypiques. les mères femmes au foyer sont généralement considérées comme de meilleurs exemples de mères que les mères qui travaillent.

Schémas d'images et métaphores:

Exemple: le classificateur Hon en Japonais. Ce classificateur, dans son usage le plus commun sert à classifier les objets longs, minces et rigides: bâtons, canes, crayons, bougies, arbres, il s'étend aussi à des objets longs et minces mais non-rigides: cordes, cheveux, serpents, etc. Mais Hon peut être étendu pour classer des objets moins représentatifs.

- les compétitions d'arts martiaux avec épées ou batons (qui sont longs minces et rigides)

- les lancers aux baskets, les services aux volleys ball, les rallies au ping-pong (trajectoire longue et fine de la balle)

- les matchs de judo (art martial)

- les rouleaux de ruban adhésifs (long et fin quand déroulés)

- les coups de téléphone (transmis par cable long et fin)

- les programmes radios et TV (moyens de communication comme le téléphone)

- les lettres (moyen de communication + forme en rouleau)

- les films (moyen de communication, + la pellicule se déroule comme le ruban adhésif)

- les piqures (aiguille longue et fine).

Ces différents principes remplacent donc dans la version étendue le principe de structuration prototypique et servent à expliquer les effets de typicalité observés. On notera que le modèle de la ressemblance de famille n'a pas de pouvoir prédictif il permet simplement d'exclure les rassemblements purement arbitraires. A mi-chemin de l'arbitraire et de la prédictibilité, la version étendue choisit donc la solution de la motivation. On ne peut prédire à l'avance si un objet ou un sens tombera sous une catégorie, mais on pourra expliquer a posteriori pourquoi il appartient à telle ou telle catégorie. Cela signifie que dans les cas non-centraux, l'application ou la non-application du principe motivant ne pourra pas être inférée mais devra être apprise.
 
 
 
 

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