LA PHILOSOPHIE DE L'ESPRIT
Élisabeth PACHERIE
Institut Jean-Nicod, CNRS, Paris
1. Lessor parallèle de la philosophie de l esprit et des sciences cognitives
1.1. Philosophie de l esprit: un statut longtemps ambigu
1.2. La fin d un interdit
2. La naturalisation de l esprit
2.1 L intentionnalité
2.2 La conscience
3. Interactions entre sciences cognitives et philosophie de l'esprit:
Le cas de l'action
Quest-ce que la philosophie de l esprit?
La branche de la philosophie qui a pour objet létude conceptuelle de la nature de l esprit et des phénomènes mentaux.
Quels sont les critères du mental ?
Comment caractériser les différentes catégories mentales (perception, mémoire, croyance, imagination, etc.) et leurs relations
Quels sont les rapports du physique et du mental ?
Philosophie de l esprit:
un statut longtemps ambigu (I)
La philosophie moderne : la philosophie de l esprit au service de l épistémologie.
Lidée générale: létude des pouvoirs et facultés de l esprit devrait permettre de révéler le contenu ou au moins les limitations de la connaissance humaine en général et de la théorie de la nature en particulier.
Descartes, Hume, ou Kant voyaient un lien étroit les théories de lesprit et les doctrines des sciences. Ainsi, Kant soutenait que lon pouvait savoir a priori que lespace se conforme à la géométrie euclidienne.
Philosophie de l esprit:
un statut longtemps ambigu (II)
L'esprit et la nature: Aux XVIIe et XVIIIe s. la plupart des philosophes continuaient à concevoir l esprit comme se distinguant tant par sa substance que par son mode dopération du reste de la nature. Au XIXe siècle lidée dune science naturelle de lesprit prend forme et la psychologie devient une discipline autonome par rapport à la philosophie (Helmholzt).
Dans la deuxième moitié du XIXe siècle l opposition entre approches naturalistes et approches normativistes se cristallise.
Philosophie de l esprit:
un statut longtemps ambigu (III)
Première moitié du XXe siècle: lesprit dans limpasse
Approche normativiste:
Logicisme
Antipsychologisme
Primat de la philosophie du langage
Approche naturaliste:
La critique de l introspectionnisme
Positivisme et béhaviorisme
La fin d un interdit (I)
Le béhaviorisme philosophique et ses limitations
Son ambition: Montrer que tous les termes qui semblent faire référence à des états mentaux internes et inobservables (croyances, désirs, perceptions, douleurs, etc) renvoient en fait à dispositions à certains comportements en présence de certaines stimulations. En réduisant le mental au comportemental, montrer quil sagit dun objet détude scientifique non-problématique
Douleurs: superspartiates et supercomédiens
Attitudes propositionnelles: limpossible définition.
La fin d un interdit (II)
Échec du béhaviorisme = Impossibilité du réduire le mental au comportemental
Peut-on admettre lexistence détats mentaux internes sans retomber dans le dualisme ?
Problème méthodologique: comment étudier scientifi-quement quelque chose qui nest pas directement observable ?
Problème ontologique: Les phénomènes mentaux peuvent-ils être considérés comme des phénomènes naturels obéissant aux principes généraux qui gouvernent le monde physique?
La thèse de l identité psycho-cérébrale
Chaque type général détat ou dévénement mental est identique à (n est autre que) un type général d état ou de processus physique du cerveau.
Les identités psychocérébrales sont comparables à celles qui découlent de réductions théoriques telles que
Eau = H20
Température dun gaz = énergie cinétique moyenne des molécules.
Problèmes:
Ces identités sont-elles explicatives ?
Chauvinisme biologique
Le fonctionnalisme (I)
Les avancées de la logique mathématique:
Lextension de la notion de calcul
La mécanisation du calcul (machines de Turing)
La théorie computationnelle de lesprit: lesprit est un système de calcul de représentations
Version symbolique classique: les représentations mentales sont des structures de symboles, les processus mentaux consistent à manipuler ces représentations selon des algorithmes symboliques fondés sur des règles symboliques.
Version connexionniste: les représentations mentales sont des configurations dactivités numériques sur des groupes dunités et aux règles correspondent des configurations de poids sur des groupes de connexions.
Le fonctionnalisme (II)
La théorie fonctionnaliste des états mentaux:
(1) Chaque état mental particulier est identique à un état physique particulier
(2) Un état mental particulier appartient à une certaine catégorie ou type détat mental en vertu des relations quil entretient avec dautres états mentaux, des entrées sensorielles et des sorties motrices, (= rôle fonctionnel).
En vertu de (1), le fonctionnalisme est une forme de matérialisme, mais en vertu de (2) c'est un matérialisme non réductionniste, car il autorise la réalisabilité multiple des états mentaux.
Les défis de la naturalisation
La thèse de l'identité psycho-cérébrale et le fonctionnalisme visent à accréditer l'idée que l'esprit n'est rien d'autre qu'un système physique complexe. Mais pour que cette idée soit tenable, il faut encore montrer que les propriétés qui forment les caractéristiques essentielles du mental sont dérivables de propriétés physiques (sont naturalisables).
La naturalisation de l'intentionnalité I
L'intentionnalité désigne la propriété qu'ont les états mentaux d'être au sujet de ou de porter sur des objets ou états du monde. Elle peut être identifiée à la propriété qu'ont les états mentaux de représenter des états du monde, soit réalisés ou crus tels (croyances, souvenirs, perception) soit à réaliser (désirs, intentions, etc.) On dit encore des états mentaux intentionnels qu'ils ont un contenu.
Le problème de l'intentionnalité:
Comment caractériser le plus précisément possible les notions d'intentionnalité, de représentation, de contenu ?
Peut-on rendre compte des représentations et de leurs propriétés en termes purement physiques?
La naturalisation de l'intentionnalité II
Deux dimensions de l'intentionnalité:
Dimension verticale ou de la référence: relation de dénotation entre les représentations et les objets ou états de chose sur lesquelles elle portent.
Dimension horizontale ou du sens: la manière dont un objet est représenté qui va engager les relations d'un état mental avec d'autres et avec des comportements.
Ex: La sur de CP, l'agent CNRS n° 194569
La possibilité de l'erreur représentationnelle
L'intensionnalité des représentations
Le rôle des contenus intentionnels dans la causalité mentale
La naturalisation de l'intentionnalité III
Peut-on rendre compte des représentations mentales et de leurs propriétés en termes physiques?
Un premier point de départ: l'analogie entre états mentaux et signes ou indices naturels. La fumée est le signe naturel du feu, le nombre de cernes d'un arbre un signe naturel de son age.
La relation d'indication naturelle est fondée sur l'existence de corrélations nomologiques entre les occurrences du signes et les états signifiés. L'indication naturelle est une relation objective dans la mesure où elle existe indépendamment d'un interprète.
Peut-on partir de cette notion de signe naturel et en l'affinant et la contraignant davantage développer sur cette base une théorie naturaliste de l'intentionnalité?
La naturalisation de l'intentionnalité IV
Les obstacles à surmonter:
Le problème de la densité informationnelle: les signes naturels ont une densité informationnelle que n'ont pas les représentations conceptuelles
Le problème de l'opacité: Les représentations mentales peuvent avoir un degré d'intentionnalité élevé que n'ont pas les signes.
Le problème du holisme: les croyances forment nécessairement un système alors qu'un état informationnel est en principe indépendant d'autres états informationnels
Le problème de l'erreur représentationnelle: par définition, les signes naturels ne mentent pas.
Le problème de la causalité intentionnelle: les signes naturels n'ont pas forcément un rôle causal lié à ce qu'ils indiquent.
La naturalisation de l'intentionnalité V
Résoudre ces problèmes constitue l'agenda du programme de naturalisation de l'intentionnalité. Ce programme a été au centre des recherches en philosophie de l'esprit dans les années 1980. Plusieurs types d'approches ont été développées.
Un exemple: les approches combinant sémantique informationnelle et téléosémantique.
Distinction entre (1) le contenu informationnel d'un signe= ce qu'il indique naturellement et (2) le contenu sémantique d'un signe: ce qu'il est supposé indiquer de par sa fonction dans un système.
La fonction d'un signe dans un système cognitif dépend des conditions dans lesquels il a été sélectionné. Dans les systèmes cognitifs, le processus sélectif peut être la sélection naturelle ou l'apprentissage individuel.
Le problème de la conscience I
La séparabilité entre conscience et intentionnalité:
Traditionnellement, conscience et intentionnalité étaient considérés comme indissociables: "Il ne peut y avoir aucune pensée, de laquelle, dans le même moment qu'elle est en nous, nous n'ayons une actuelle connaissance" (Descartes)
Dans les sciences cognitives, la conscience n'est pas supposée constitutive de la pensée: "It used to be universally taken for granted that the problem of consciousness and the problem of intentionnality are intrinsically linked [
]. Freud changed all that. He made it seem plausible that explaining behavior might require the postulation of intentional but unconscious states. Over the last century, and most especially in Chomskian linguistics and in cognitive psychology, Freud's idea appears to have been amply vindicated. (Fodor)
Le problème de la conscience:
quelques distinctions utiles
Inconscient freudien/ Inconscient cognitif
L'inconscient freudien au sens strict consiste en désirs et pensées qui cherchent sans cesse à se manifester mais sont rendus inaccessibles à la conscience par l'action constante de mécanis-mes de refoulement. L'inconscient freudien n'est pas en principe inaccessible à la conscience (méthodes psychanalytiques de levée du refoulement)
L'inconscient cognitif est une conséquence de la manière dont notre système perceptivo-cognitif est constitué (niveaux subpersonnels, modularité) et nous est en principe inaccessible. Il s'agit d'un inconscient structurel et non dynamique.
Le problème de la conscience:
quelques distinctions utiles
La conscience comme accès et la conscience phénoménale (Block)
La conscience comme accès: un état est A-conscient si, en vertu du fait que nous nous trouvons dans cet état, une représentation de son contenu est (1) inférentiellement disponible, càd peut être mobilisée comme prémisse dans le raisonnement, (2) disponible pour le contrôle rationnel de l'action et (3) disponible pour le contrôle rationnel de la parole. Ces trois conditions sont suffisantes mais ne sont pas toutes nécessaires
La conscience phénoménale: un état P-conscient est un état dont nous avons une expérience subjective. L'ensemble des propriétés qualitatives ou qualia que nous éprouvons alors constitue l'effet que cela fait d'être dans cet état.
Le problème de la conscience:
conscience phénoménale et matérialisme
La notion de conscience comme accès n'est pas particulièrement problématique, c'est la notion de conscience phénoménale (et la notion apparentée de qualia) qui pose problème pour une conception matérialiste de l'esprit.
Une théorie matérialiste de l'esprit peut-elle rendre compte de l'existence de la conscience phénoménale et des qualia?
Problèmes pour la théorie de l'identité psycho-cérébrale:
L'argument du fossé explicatif (Searle, Kripke, Nagel)
L'argument de la connaissance (Jackson)
Problèmes pour le fonctionnalisme:
L'argument du spectre inversé
L'argument du fossé explicatif
Nous appréhendons l'effet que cela fait d'être dans des états phénoménaux par l'introspection. Nos connaissances sur le cerveau sont encore très incomplètes, mais quelque quantité d'informations nouvelles que nous découvrions sur la structure physique des neurones, les transformations chimiques qui se produisent quand ils sont activés, etc., nous ne pourrons jamais expliquer pourquoi ces processus et changements physico-chimiques produisent telles ou telles sensations subjectives ou pourquoi elles produisent des sensations subjectives plutôt que rien (zombies). C'est ce qu'on appelle le fossé explicatif.
Asymétrie entre identités physiques et identités psychophysiques:
eau = H2O
Sensation de rouge = pattern d'activation spécifique dans V4
Réactions à l'argument du fossé explicatif
Il est impossible de combler le fossé et donc:
(a) Les qualia sont des propriétés subjectives, non-physiques. (Jackson)
(b) Les qualia constituent un type particulier de propriétés physiques dont la caractéristique est d'être irréductiblement subjectives. (Searle)
- Il est peut-être possible de combler le fossé:
(c) Nous ne possédons pas pour l'instant les concepts nécessaires pour combler le fossé, mais peut-être les posséderons-nous un jour. Pour le moment, nous n'avons aucune idée de comment il serait possible que les qualia soient des propriétés physiques. (Nagel)
(d) Le fossé pourrait en principe être comblé mais pas par nous, car nous ne sommes pas capables en principe de former les concepts qui seraient nécessaires à une telle explication (mystérianisme) (McGinn)
- Le fossé explicatif n'est pas celui qu'on croit:
(e) Le fossé n'est pas un fossé ontologique mais un fossé épistémologique: Nous pensons les mêmes phénomènes au moyen de deux types de concepts très différents: les concepts phénoménaux et les concepts physiques. Ce sont les concepts qui sont irréductibles les uns aux autres, pas les phénomènes. (Tye, Lycan)
L'argument de la connaissance (Jackson)
(1) Mary est une spécialiste des neurosciences de demain qui a une connaissance intégrale du fonctionnement du système visuel et de la vision des couleurs. Elle connaît tous les faits physiques se rapportant à la vision des couleurs.
(2) Mais Mary a toujours vécu dans un univers en noir et blanc et n'a jamais eu l'expérience visuelle des couleurs.
(3) Lorsqu'elle a sa première expérience visuelle des couleurs elle apprend un fait nouveau se rapportant à la vision: elle sait désormais en quoi consiste l'expérience visuelle des couleurs.
Conclusion: Puisque, avant son expérience visuelle des couleurs, Mary connaissait tous les faits physiques objectifs se rapportant à la vision des couleurs et puisque, grâce a son expérience visuelle des couleurs, elle apprend un fait nouveau, il s'ensuit qu'il existe au moins un fait qui n'est pas un fait physique objectif. Donc le matérialisme est réfuté.
Qualia et fonctionnalisme
Appliquée aux qualia, la thèse fonctionnaliste est la thèse selon laquelle le caractère phénoménal de tel type particulier d'expérience n'est rien d'autre que la propriété qu'elle a de jouer un certain rôle causal ou téléofonctionnel dans la médiation entre certaines entrées sensorielles et certaines sorties motrices.
Selon cette conception, les qualia sont susceptibles de réalisations physiques multiples. Des états internes physiquement très différents peuvent néanmoins avoir les mêmes propriétés qualitatives. Ce qui importe c'est le rôle fonctionnel, non la réalisation physique.
L'argument du spectre inversé
Il n'y a rien de contradictoire à imaginer un être, Tictac, dont les expériences de couleurs sont systématiquement inversées par rapport à celles des autres. Ainsi, quand Tictac voit un objet rouge, il a la même expérience qu'un humain normal qui voit du vert. Ni lui ni personne n'est conscient de cette bizarrerie. Il a appris les noms de couleurs de manière habituelle et applique les mots de la même manière que les autres. Il dit que les tomates sont rouges, l'herbe est verte, etc. En outre, son comportement non-linguistique ne se distingue en rien de celui des autres.
L'expérience de Tictac est phénoménalement très différente de la notre, mais fonctionnellement ne s'en distingue pas. Elle est produite par les mêmes stimuli, donne lieu aux mêmes croyances et aux mêmes comportements verbaux et non-verbaux.
La qualité phénoménale de son expérience n'est donc pas fixée par son rôle fonctionnel.
Réactions possibles à l'argument du spectre inversé
(a) Accepter la conclusion de l'argument, mais maintenir que le fonctionnalisme reste une théorie viable pour les aspects non-phénoménaux du mental.
(b) Contester la possibilité empirique d'une inversion du spectre. Il existe plusieurs asymétries dans l'espace des couleurs (par exemple, nous distinguons plus de nuances de vert que de nuances de rouge, certaines couleurs sont dites unaires, d'autres binaires, etc.) Toute inversion serait donc décelable, car elle modifierait les relations entre couleurs, donnant ainsi lieu à des différences fonctionnelles.
(c) A un niveau grossier, Tictac et un humain normal sont fonctionnellement indistinguables, mais à un niveau plus fin de description fonctionnelle, il doit y avoir des différences dans leur organisation fonctionnelle et c'est ce qui explique que leurs expériences soient qualitativement différentes.
Démystifier la conscience phénoménale:
la stratégie métareprésentationnelle
L'approche métareprésentationnelle ne nie pas l'existence de la conscience phénoménale ou des qualia mais nie leur irréductibilité.
La conscience phénoménale est un type de fait représentationnel
La stratégie générale: une croyance, une perception ou une douleur ne sont conscientes que pour autant que le sujet a simultanément une représentation d'ordre supérieur de cet état mental de premier ordre.
Un état mental M chez un sujet S est un état conscient si et seulement si S a conscience de M
Un sujet S a conscience de M si et seulement si il est dans un état mental d'ordre supérieur M' qui représente le fait que S est dans l'état M.
Donc, pour qu'un état soit conscient, il faut que sujet croit, sache, juge ou se représente d'une manière ou d'une autre qu'il est dans cet état.
Objections à la stratégie métareprésentationnelle
Objection 1: Y-a-t-il un sens à parler de douleurs ou de sensations inconscientes?
Une théorie métareprésentationnelle opère une distinction entre un état mental et une représentation d'ordre supérieur de cet état qui permet qu'il soit conscient. Elle doit donc admettre que les états mentaux expérientiels qui ne sont pas accompagnés de métareprésentations sont inconscients. Or l'idée de sensations, perceptions ou douleurs inconscientes paraît contre-intuitive.
(a) Du point de vue de l'expérience ordinaire, l'existence de sensations inconscientes n'est pas si dénuée de plausibilité.
(b) L'idée de sensations ou douleurs inconscientes n'est incohérente que si l'on suppose que ces états ont purement qualitatifs (qu'il n'y a rien d'autre dans une douleur ou une sensation que l'effet que cela fait). Si on admet qu'elles ont aussi des propriétés représen-tationnelles ou un rôle fonctionnel, l'idée n'est plus incohérente.
Objections à la stratégie métareprésentationnelle
Objection 2: Intuitivement, nous sommes enclins à accorder une conscience phénoménale à des créatures auxquelles nous ne voudrions pas attribuer de capacités conceptuelles ou de capacités métareprésentationnelles (jeunes enfants, animaux).
Selon des travaux récents en psychologie du développement, les enfants ne commencent à être capables de former les notions de pensées et d'expériences et à comprendre ce qu'est une représentation que vers la fin de la troisième année. Autrement dit, avant cet âge, ils ne sont pas capables de se représenter conceptuellement eux-mêmes comme possesseurs de perceptions ou de croyances.
Selon la théorie métareprésentationnelle, il faudrait en conclure qu'ils n'ont pas encore d'états mentaux ou d'expériences conscientes.
Les expériences d'un enfant de 2 ans sont-elles vraiment fondamentalement différentes de celles d'un enfant de 4 ans ?
Premières conclusions
La démarche générale des sciences cognitives a pour présupposé fondamental la possibilité d'une théorie matérialiste de l'esprit. Or deux des caractéristiques essentielles de l'esprit sont la conscience et l'intentionnalité. Pour que la possibilité d'une théorie matérialiste de l'esprit soit avérée, il faut donc que l'on puisse apporter des réponses convaincantes aux deux questions suivantes: (1) Comment un système matériel peut-il avoir des propriétés intentionnelles ? (2) Comment un système matériel peut-il être conscient?
Les philosophes de l'esprit ont beaucoup travaillé sur ces questions au cours des 30 dernières années. A défaut d'unanimité, l'opinion majoritaire semble être qu'on a progressé relativement à la question (1) et qu'il existe des pistes prometteuses pour la naturalisation de l'intentionnalité En revanche, en ce qui concerne la naturalisation de la conscience, le pronostic est pour l'instant beaucoup plus réservé et la conscience phénoménale en particulier demeure un obstacle que l'on ne voit pas encore comment surmonter.
Les interactions entre philosophie de l'esprit et sciences cognitives (I)
La philosophie de l'esprit ne se concentre pas exclusivement sur les questions fondationnelles liées à l'entreprise de naturalisation de l'esprit. Elle s'intéresse aussi traditionnellement à l'analyse de certaines catégories d'états ou de processus mentaux et aux relations qu'ils entretiennent.
Quelques exemples:
- Quels sont les rapports entre conscience de soi et conscience corporelle ?
- Comment doit-on définir les émotions ?
- Qu'est-ce que la mémoire épisodique ?
- Comment concevoir le rapport entre les différents formats ou modes de codages mobilisés dans les représentations perceptives, motrices, linguistiques et conceptuelles ?
- Comment définir l'identité personnelle ?
- Quels formats sont mis en jeu dans le raisonnement spatial ?
Les interactions entre philosophie de l'esprit et sciences cognitives (II)
Avec le développement des sciences cognitives, la manière dont les philosophes abordent maintenant ces questions s'est largement infléchie. Les analyses conceptuelles des philosophes ne prennent plus seulement appui sur les intuitions du sens commun, elles exploitent aussi les éclairages apportés par les sciences cognitives.
La réflexion philosophique a aussi un rôle d'intégration et de synthèse au moins prospective. Les analyses des philosophes peuvent aussi offrir des pistes quant à la manière dont des données ou des phénomènes mis à jour dans différents domaines ou disciplines des sciences cognitives peuvent être mis en rapport ou elles peuvent tout simplement montrer la nécessité de telles mises en relation.
Le cas de l'action : les théories causales
Les deux questions centrales en théorie de l'action sont celles de la nature de l'action et de son explication.
Le modèle dominant en philosophie depuis les années 1970 est la théorie causale de l'action dont les thèses initiales étaient que :
Ce qui distingue une action d'autres types de comportements est la nature de son antécédent mental, conçu comme un complexe de désirs et de croyances.
Cet antécédent mental est à la fois ce qui cause l'action et la rationalise.
On a reconnu que cette conception initiale était insuffisante:
Les intentions sont irréductibles à des complexes D/C
Il faut distinguer intentions préalables et intentions en action ou représentations exécutives. Ces dernières sont les causes proximales de l'action, ne se contentent pas de la déclencher mais la guident et en contrôlent l'exécution.
Le cas de l'action :
nature et format des intentions en action
Cette complexification de la théorie causale pose une série de questions qui peuvent bénéficier d'éclairages cognitifs.
(1) À la différence d'une intention préalable, une intention en action ne spécifie pas simplement un type d'action, mais une action particulière dans un contexte donné. Quel est son format? Quelles sont les informations sensorielles et motrices mobilisées dans cette représentation? Comment sont-elles codées? Quelle est la nature des inférences pré-conceptuelles qui commandent la sélection et la séquentialisation de mouvements appropriés? Quelles propriétés doit avoir une représentation exécutive pour pouvoir guider et contrôler l'exécution?
Les travaux menés en neurosciences de l'action permettent de mieux cerner le rôle des différentes composantes de la représentation de l'action (kinesthésiques, proprioceptives, visuo-spatiales, visuo-pragmatiques) et de clarifier les différences entre les formats représentationnels propres à l'action et ceux associés à d'autres activités cognitives.
Le cas de l'action : l'articulation
des niveaux de représentation de l'action
(2) Comment les représentations conceptuelles des intentions préalables et les représentations non-conceptuelles des intentions en action s'articulent-elles ? Dans quelle mesure la possession d'un concept d'action suppose-t-elle son ancrage dans un niveau de représentation motrice, non-conceptuelle?
Les travaux sur l'imagerie motrice nous fournissent-ils une piste? Est-ce elle qui permet la redescription de l'information motrice sous forme de schémas d'action susceptible d'opérer une médiation avec les représentations conceptuelles de l'action?
Les intentions en action sont des représentations immergées, liées à un point de vue et une orientation donnés et correspondant à un mode d'engagement dans le monde. A l'inverse, les intentions préalables peuvent représenter l'action et ses motivations de manière détachée, réflexive et indépendante de la situation immédiate du sujet. Cette distinction fait écho à la distinction entre représenta-tions indexicales et non-indexicales dans le langage et la pensée. Quels liens établir entre les formes que prend l'indexicalité dans l'action, le langage, la perception, ou la mémoire?
Le cas de l'action :
la phénoménologie de l'action
(3) L'action intentionnelle comporte une phénoménologie propre, manifestée par la saillance de la cible de l'action, par une sensation d'effort, par une conscience corporelle spécifique. Toutefois, la fréquence des actions automatiques ou routinières dans la vie quotidienne suggère que nous n'avons pas toujours un accès conscient au contenu de nos représentations motrices et qu'une expérience consciente précise de l'action en cours n'est pas un corrélat indispensable de l'action. Il semble donc que nous devions distinguer au moins deux formes d'expérience de l'action: la conscience même simplement périphérique que nous sommes en train d'agir et la conscience que nous avons de l'action exacte que nous sommes en train d'accomplir.
- Peut-on mettre en relation cette distinction phénoménologique avec les distinctions fonctionnelles opérées dans les neurosciences de l'action entre niveaux de guidage et de contrôle de l'action?
- Quel est la contribution de la phénoménologie à l'auto-attribution d'actions? Quel éclairage l'étude des pathologies mentales caractérisées par des troubles de l'agentivité peut-il apporter?
Le cas de l'action : la dimension intersubjective
(4) La dimension intersubjective est centrale dans l'action collective qui suppose une coordination des intentions, plans et représentations des acteurs. Le philosophe travaillant sur l'action collective doit analyser les différentes formes d'actions collectives (actions conjointes, coopératives, compétitives) et déterminer quelles capacités cognitives sont présupposées dans chacune de ces formes d'action: capacités de planification, capacité à appréhender autrui comme agent doté d'intentions, capacité à appréhender différentes perspectives sur l'action prévue ou en cours, rôle des émotions.
Les analyses des philosophes peuvent ici bénéficier des éclairages de la psychologie sociale, de l'éthologie animale (les animaux sociaux), des théories de la rationalité développées en économie cognitive. Elles peuvent aussi tirer parti des travaux des psychologues du développement sur le rôle que jouent certaines formes d'actions coordonnées dans le développement des capacités de mentalisation (rôle de l'imitation, de l'attention conjointe, du 'turn-taking', etc. ).